IA et politique : les partis marocains à l’épreuve des algorithmes
La Fondation Ali Yata a organisé, jeudi dernier à Rabat, une table ronde pour examiner les opportunités et les défis de l’intelligence artificielle dans l’action politique. Le débat peut sembler, à première vue, déconnecté de la réalité de la scène partisane qui reste marquée par des pratiques anachroniques. Mais en fait, il mérite d’avoir lieu, car la déferlante de l’IA s’impose à tous, dictant ses règles et menaçant les plus récalcitrants d’être emportés par la vague, en particulier les entités politiques refusant de se mettre à niveau. En tout cas, pour beaucoup de participants, si les algorithmes et l’analyse des données sont appelés à transformer les campagnes électorales, la politique marocaine reste encore façonnée par des pratiques clientélistes et une mobilisation électorale fondée sur des mécanismes bien plus directs que les discours numériques.
À cet égard, Mohamed Nabil Benabdallah, secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), n’a pas mâché ses mots. Pour lui, le fossé entre les ambitions technologiques et la réalité électorale est abyssal. «Nous pouvons bien organiser des conférences sur l’intelligence artificielle et imaginer son potentiel pour structurer le débat démocratique, mais sur le terrain, d’autres continuent de pratiquer une autre forme d’intelligence : celle du panier.» Une référence sans détour aux pratiques clientélistes de certains partis politiques, où la distribution de denrées alimentaires et d’aides sociales reste un moyen de gagner les faveurs des électeurs. Un mode opératoire qui, selon lui, n’a rien perdu de son efficacité, malgré les avancées technologiques. «L’IA, c’est bien beau, mais croyez-vous qu’un électeur qui lutte pour remplir son frigo va être influencé par une campagne de ciblage algorithmique ? Le panier reste plus convaincant qu’un chatbot politique.»
À travers cette lecture acerbe, Benabdellah met le doigt le retard structurel des partis politiques marocains. Peu digitalisés, peu formés aux outils modernes, ces derniers n’ont pas encore pris la mesure de la révolution numérique qui redéfinit les règles du jeu politique ailleurs dans le monde. «Il y a un vide dangereux dans l’appropriation de ces outils. Si nous ne nous y mettons pas, ce seront d’autres qui l’exploiteront pour nous influencer.» Une alerte qui fait écho aux inquiétudes sur le rôle de l’IA dans la manipulation de l’opinion, la propagation de fausses informations et l’ingérence dans les processus démocratiques.
Pourtant, l’intelligence artificielle représente une opportunité pour professionnaliser la politique marocaine, améliorer l’interaction avec les citoyens et structurer une offre politique plus en phase avec les attentes du public, insiste le secrétaire général du PPS. Pour cela, il a annoncé que «le PPS a mis en place un groupe de travail pour structurer une vision politique sur cette technologie et combler le retard des partis et développe aussi des outils numériques pour moderniser notre action et mieux dialoguer avec une jeunesse qui évolue dans un monde digital.»
L’IA : progrès démocratique ou risque électoral ?
Si l’intelligence artificielle s’invite dans le débat politique, c’est autant par ses promesses que par les dangers qu’elle représente. Rachid Roukbane, président de la Fondation Ali Yata, met en garde contre une illusion technologique qui pourrait masquer une nouvelle forme de manipulation. «Nous entrons dans une ère où les discours politiques ne sont plus seulement construits par des stratèges, mais aussi par des algorithmes capables de prédire ce que les électeurs veulent entendre. Cela pose une question fondamentale : où est la frontière entre persuasion légitime et manipulation du vote ?»
L’IA permet en effet une personnalisation extrême des messages électoraux, un microciblage si précis qu’il peut fragmenter l’électorat en communautés isolées, chacune recevant une version adaptée du discours politique. «Nous risquons d’avoir des citoyens qui, grâce aux algorithmes, n’entendront plus que ce qui conforte leurs opinions, renforçant ainsi les bulles cognitives et la polarisation du débat», explique Hatim Bamhaoud, expert en IA. Ce dernier soulève aussi un autre problème majeur : la prolifération des «deepfakes» et des fausses informations générées par IA, capables d’altérer la perception des électeurs. «Lors des dernières élections américaines, des vidéos manipulées par IA ont été diffusées pour influencer le vote. Imaginez l’impact si ces technologies venaient à être utilisées sans contrôle dans un paysage politique comme le nôtre, où les règles du jeu sont encore floues en matière de communication numérique», prévient-il.
Un enjeu de souveraineté numérique
Au-delà des risques éthiques, un autre constat s’impose : les partis marocains sont à la traîne sur le plan numérique. Omar Benayach, professeur sociologue, dresse un état des lieux préoccupant : «Nos formations politiques fonctionnent encore sur des modèles d’organisation hérités des années 1990. Très peu disposent d’une véritable stratégie numérique, et encore moins d’équipes capables de comprendre et d’exploiter l’IA.» Ce retard pose un double problème. D’une part, une incapacité à rivaliser avec des stratégies électorales modernes, qui, ailleurs, s’appuient sur l’analyse des données, la segmentation de l’électorat et une communication optimisée par algorithmes. D’autre part, une vulnérabilité face aux ingérences extérieures. Sans maîtrise des outils numériques, le champ politique marocain pourrait être influencé par des acteurs étrangers ou des groupes organisés utilisant l’IA pour manipuler l’opinion publique.
«Si nous ne structurons pas rapidement une politique numérique et un cadre légal autour de l’IA en politique, nous risquons de voir émerger des formes invisibles d’influence qui pourraient fausser les prochains scrutins», alerte Hussein Laknidi, ingénieur en cybersécurité. Il plaide pour une souveraineté numérique marocaine, passant par le développement d’infrastructures locales et l’élaboration de lois strictes sur l’usage des algorithmes en politique. Par ailleurs, pour Karim Hamidouch, chef du département des affaires juridiques et du partenariat au secrétariat général de la Commission nationale pour l’éducation, les sciences et la culture, la question n’est pas de savoir si l’IA va s’imposer en politique, mais de décider dès maintenant qui en fixera les règles. «Si nous n’anticipons pas, nous laisserons les grandes plateformes technologiques et des intérêts privés dicter la manière dont l’opinion publique est façonnée. L’IA doit être un outil au service de la démocratie, pas une machine à influencer secrètement les électeurs.» Le débat lancé par le PPS n’est ainsi que le début d’une réflexion plus large avec l’approche des élections de 2026. L’IA offre une chance de moderniser la politique marocaine, mais elle pose aussi des défis majeurs en matière d’éthique, de transparence et de régulation.