Hôpitaux publics : comment les agents de sécurité dictent leur loi
Il est à peine 8 heures du matin et une file d’attente de plusieurs mètres s’est déjà formée devant l’entrée du CHU Ibn Rochd de Casablanca. L’atmosphère est lourde. Il fait froid en ce début de journée du mois de janvier. Les gens, visiblement épuisés par la maladie mais aussi par les tribulations de la vie, ont l’air maussades et résignés. Il faut dire que le fait de se présenter devant un hôpital en étant dans l’incertitude d’accéder aux soins ou à la prise en charge nécessaires n’a rien de réjouissant. Certains patients emmitouflés dans leurs habits épais et inélégants semblent avoir passé la nuit devant le portail de l’établissement. Les yeux tuméfiés, ils toussotent à cause du froid, mais aussi à cause des maux qui les rongent de l’intérieur. D’autres sont recroquevillés de douleur en poussant des gémissements sourds et mornes. La misère et la désolation de ce spectacle sont exacerbées par la rudesse d’un homme vêtu d’un uniforme et qui n’hésite pas à houspiller ceux qui osent sortir des rangs. Il est chargé d’organiser et trier les cas. Paradoxalement, ce n’est pas un membre du personnel de l’hôpital qui est affecté à cette tâche. Mais bien un agent de sécurité ! Les traits durs, il s’adresse aux patients et leurs proches sans ménagement. Ici, le maitre c’est lui. Et personne d’autre. Il décide de qui va être admis en premier, qui doit attendre et qui doit rentrer chez lui. Il a cette latitude et ne n’hésite pas à en faire un usage abusif.
À l’entrée, ils régentent tout le monde
Devant les autres patients et leurs accompagnateurs, une scène à peine croyable se passe. L’homme en uniforme s’approche d’un jeune qui semble avoir un mal de ventre atroce. D’un ton abrupt, il l’interroge : «Vous avez quoi ?». Le malade à bout de force explique qu’il souffre depuis la veille de douleurs abdominales persistantes. Après l’avoir fouillé du regard, il lui lance sur un ton péremptoire : «Ce n’est rien. Si c’était grave, tu ne pourrais même pas tenir sur tes pieds. Rentre chez toi et prend un thé au citron. Ça arrangera tout. Il y a des cas plus urgents, allez, libère l’espace !» Puis sans même attendre la réaction du jeune qui paraissait hébété, il s’adresse à la foule : «soyez sympas, organisez-vous !». Les gens, impuissants, assistent sans broncher. Tout ce qu’ils espèrent, c’est que leur sort soit meilleur et qu’ils puissent accéder à l’hôpital pour être examiné par un médecin ou subir une radio ou un scanner.
Quelques minutes plus tard, un autre jeune arrive en catastrophe, mais visiblement dans un état moins critique. Après un conciliabule en aparté avec l’agent de sécurité, la décision est prise. Il doit être admis en priorité. L’agent de sécurité lui ouvre la grande porte métallique. Les autres patients regardent sans rien dire. Ils semblent habitués à ce comportement aussi discriminatoire qu’insensé. L’agent, lui, continue de vaquer à son travail de tri, sans la moindre gêne. À l’évidence il a carte blanche pour gérer le flux des patients et un pouvoir discrétionnaire presque illimité. Et comme tout détenteur d’un pouvoir est tenté d’en abuser en l’absence de contrôles et de garde-fous, le triage des patients dépend du bon vouloir de l’agent de sécurité. Favoritisme, copinage, népotisme et corruption sont monnaie courante… en effet, ces agents censés veiller à l’ordre et à l’organisation de l’accueil, se transforment en garde-chiourmes n’hésitant pas à racketter les gens avec une impudence presque ostentatoire. Dans ce grand hôpital de la Capitale économique, la célérité avec laquelle on accède aux soins ne dépend pas toujours de la gravité de l’état du patient, mais bien du diagnostic de l’agent de sécurité et de la disposition du patient ou de sa famille à acheter le droit de passage.
Graisser la patte pour se entrer
La scène observée à l’entrée du CHU Ibn Rochd à Casablanca n’est malheureusement pas un cas isolé. Dans d’autres hôpitaux publics, ce genre de pratiques existent : les agents de sécurité sont souvent le premier filtre. Ils trient et décident pour ainsi dire de qui peut être soigné en premier, qui peut subir un examen et voir un spécialiste pour une radio ou des analyses. Et ce rôle qu’il assume, au risque d’exposer des vies humaines au danger, se passe au vu et au su de certains responsables médicaux et administratifs et parfois avec leur bénédiction. Car il faut dire que ces pratiques aussi dangereuses qu’absurdes n’auraient jamais existé si tout le monde n’y trouvait pas son compte. Le témoignage de Fatima est fort éloquent : «J’ai emmené mon mari aux urgences. Il avait des douleurs à la poitrine et arrivait à peine à respirer. Un agent de sécurité nous a interceptés à l’entrée. Il a exigé 100 dirhams pour accélérer la prise en charge. Je n’avais pas le choix. L’état de mon mari était critique. On a effectivement pu voir le médecin après lui avoir filé le billet». Cette pratique, de moins en moins marginale, met au jour un système de racket bien huilé. Des témoignages concordants, recueillis sur le terrain, prouvent que les agents de sécurité auraient instauré un véritable marché parallèle, où l’accès aux soins reste tributaire d’une «dime» dont il faut s’acquitter à tout prix.
Comment en est-on arrivé là ?
Selon un responsable du ministère de la Santé, qui a accepté de s’exprimer dans l’anonymat, la réponse se trouve en partie dans les failles du système de recrutement et de gestion des agents de sécurité. «Lorsqu’un hôpital lance un appel d’offres pour recruter des agents de sécurité, les critères se limitent souvent au nombre de personnes nécessaires, sans exigences particulière concernant leurs qualifications, leurs responsabilités ou encore leur moralité», explique-t-il. Et d’ajouter que cette absence de rigueur en matière de sélection ouvre la porte à des recrutements sommaires, voire à l’embauche d’agents peu scrupuleux prêts à exploiter la vulnérabilité des patients sans vergogne.
Cette analyse a été partagée en grande partie par Dr Tayeb Hamdi, médecin chercheur en politiques et systèmes de santé. Ce dernier estime que le problème réside également dans le manque de ressources humaines dont souffre le secteur de la santé. «Ceci pousse les hôpitaux à recourir à des agents de sécurité pour accomplir des tâches qui doivent être réservés à des éléments formés et compétents capables d’assurer l’accueil des patients, le triage des dossiers ou même l’évaluation du degré d’urgence», affirme-t-il. Dr Hamdi pointe également du doigt l’absence de transparence dans les activités des hôpitaux et le manque d’information des citoyens. «Lorsqu’un citoyen se rend dans un hôpital, il ne sait pas ce qu’il doit faire pour consulter, à quel service se présenter et ce qu’il doit payer et à quel endroit ? Faut-il avoir rendez-vous ? Ces informations ne sont pas accessibles à tous». C’est cette opacité qui favorise les pratiques abusives et encourage l’exploitation de l’ignorance des gens. Mais ces derniers ont-ils le choix, fussent-ils parfaitement au fait de leur droit ?
Abus, népotisme et racket
«Ce qui se passe tous les jours, c’est que le premier contact entre le citoyen et l’établissement se fait à travers l’agent de sécurité, qui détient ces informations et donc – un pouvoir d’une certaine manière – et n’hésite pas parfois à en faire un usage abusif en demandant une contrepartie financière», s’indigne notre interlocuteur, regrettant l’exploitation de la vulnérabilité des patients et la détresse de leur famille pour s’adonner à ces pratiques condamnables, mais visiblement fort lucratives. En effet, que l’on ne s’y trompe pas : cette «activité» rapporte gros. Sur le terrain, l’on apprend qu’il y a une tarification bien établie. À Casablanca, les agents fixent des montants variables selon le service demandé : 50 dirhams pour l’utilisation d’un fauteuil roulant, entre 50 et 100 dirhams pour une consultation médicale, jusqu’à 100 dirhams pour un certificat médical. Des soins de base, comme une perfusion ou des analyses de laboratoire, sont facturés entre 30 et 100 dirhams. Même le transport en ambulance a un prix : entre 150 et 200 dirhams. À noter que ces tarifs peuvent être revus à la hausse selon l’heure d’arrivée à l’hôpital, les services de nuit étant souvent plus coûteux. Ils peuvent également être revus à la baisse dans d’autres villes. Avec le flux journalier des malades qui peut aller à des centaines de cas voire à un millier, il n’est pas difficile de se faire une idée des sommes collectées sur le dos des citoyens. Mais le plus choquant n’est pas là, cette forme de «rançonnage» va de pair avec une autre pratiques autrement plus mercantile et immorale.
Orienter un patient vers une clinique privée, la commission peut dépasser les 3.000 DH
La santé marchandisée : qui contrôle quoi ?
À l’évidence, ces pratiques condamnables ont des répercussions dramatiques. Les patients les plus démunis, incapables de payer, sont ainsi livrés à leur sort au risque de voir leur cas s’aggraver, tandis que ceux disposant des moyens financiers ou de bonnes connexions bénéficient d’une prise en charge prioritaire abstraction faite de la gravité de leur état. Cette marchandisation de la santé contribue par la force des choses à creuser les inégalités et compromet l’accès équitable aux soins qui est un impératif citoyen et un principe constitutionnel. Sans parler des frustrations et du sentiment d’injustice que cela engendre et qui exacerbe par conséquent la méfiance dans les institutions et les services publics. «D’où l’urgence de sévir pour mettre fin à ces pratiques hautement préjudiciables» alerte le même professionnel. Et là, la responsabilité des directeurs des établissements hospitaliers est directement engagée puisqu’ils sont les premiers responsables de la gestion de ces structures. Ils doivent signaler et dénoncer ces pratiques, voire demander des comptes aux société sous-traitantes. Ils doivent aussi renforcer les contrôles et audits internes et mettre en place des procédures plus transparentes et plus efficace en matière d’admission et de prise en charge. Les médecins, de leur côté, sont responsables également moralement et même juridiquement pour certains. Outre le signalement de ces abus, ils se doivent de rester à l’écart et d’éviter d’être impliqués dans toute pratique douteuse. En tant que dépositaires du serment d’Hippocrate, ils ne doivent aucunement cautionner ces pratiquer dès lors qu’ils ne peuvent pas les combattre. Moralement et humainement, ils ne doivent pas faire discrimination entre les malades.
Quelques brebis galeuses… l’exception qui confirme la règle
Il ne s’agit pas là de faire le procès de cette profession qui reste par ailleurs une des plus nobles et est portée par des hommes et des femmes d’une moralité inattaquable et d’une honnêteté intellectuelle irréprochable, mais il est difficile de croire que toutes ces pratiques aient lieu à l’insu de certains médecins. De même qu’il est difficile de croire que les agents de sécurité agissent ainsi de leur propre chef. C’est un système malsain qui s’est installé petit à petit au point de s’imposer comme un mal nécessaire. C’est pourquoi il est grand temps d’agir pour mettre fin à ces pratiques qui ternissent l’image des hôpitaux publics et éclaboussent toute une profession à cause des agissements d’une minorité sans foi ni loi. Les brebis galeuses sont dans tous les secteurs. C’est l’exception qui confirme la règle. Et la règle c’est que les médecins des hôpitaux publics sont des professionnels dévoués, hautement qualifiés et d’une grande intégrité. C’est la gestion des établissements hospitaliers qui est peut-être sujette à caution. Et pour commencer, il est urgent de revoir la place et le rôle des agents de sécurité tels qu’ils sont définis maintenant.
Trafic de nouveau-nés : un précédent gravissime impliquant des agents de sécurité
L’affaire avait fait scandale début 2024. La Brigade régionale de la police judiciaire de Fès, en coordination avec les services de la Direction générale de Surveillance du territoire (DGST), avait interpellé 30 individus, dont 18 agents de sécurité, un médecin, deux infirmiers, des professionnels de santé ainsi que des intermédiaires, pour leur implication présumée dans des actes de chantage, de menaces, de manipulation pour bénéficier des services de santé publique et de trafic de nouveau-nés. Les premiers résultats de l’enquête, avaient révélé que parmi les individus interpellés figuraient des individus soupçonnés d’être des intermédiaires dans la vente de nouveau-nés en complicité avec des mères célibataires et en contrepartie d’argent, en faveur de familles souhaitant adopter des enfants abandonnés. D’autres mis en cause auraient été impliqués dans des actes de chantage aux patients et à leurs familles en échange de rendez-vous pour consultation, diagnostic ou visites, d’intermédiation dans la pratique d’actes d’avortements de manière illégale et de délivrance de certificats médicaux contenant de fausses données. Pire encore, les perquisitions effectuées aux domiciles de certains des agents de sécurité arrêtés avaient permis de trouver en leur possession des médicaments délivrés uniquement sur ordonnance, des médicaments qui ne peuvent être vendus, du matériel médical et des sommes d’argent.
Un ancien agent de sécurité témoigne : «Tous les responsables de l’établissement étaient au courant»
Poursuivant son témoignage, il ajoute : «sous la direction d’un chef d’équipe, nous étions quatre agents à nous adonner à ces pratiques. Chaque soir, nous nous réunissions pour partager les sommes collectées. Je repartais souvent avec 500 dirhams, parfois plus, selon les cas que nous avons pu démarcher. Ceci sans compter l’argent collecté auprès de patients que nous orientions vers des cliniques pour subir des opérations chirurgicales».
Selon cet agent de sécurité, cette pratique est répandue dans beaucoup d’établissements à Casablanca. «Médecins, infirmiers et autres membres du personnel sont impliqués», confie-t-il. Il précise que «si on arrive à orienter un client vers une clinique privée, la manne obtenue était répartie comme suit : 2.000 dirhams pour le médecin, 500 pour l’argent de sécurité et 500 DH pour la l’infirmier major. En échange, nous promettions une prise en charge immédiate, sans délai».
À la question de savoir si les responsables de l’hôpital étaient au courant de ces méfaits, il répond sans barguigner : «Le directeur de l’hôpital était parfaitement au courant, mais il fermait les yeux. Tant qu’il n’y avait pas de plainte ou de scandale, il préférait regarder ailleurs. Il ne veut pas créer de tapage». Pris dans cette spirale de compromissions, Khalid était devant un dilemme cornélien : cautionner cette pratique et avoir sur la conscience les cas de milliers de malades refoulés ou refuser de participer à ce jeu vicieux au risque de perdre son emploi. «Chaque jour, je m’enfonçais un peu plus dans cette honte. Je me sentais couvert d’opprobre au point d’inspirer le dégoût. Voir la souffrance des patients et de leurs familles désemparées ne faisait qu’accentuer le sentiment d’indignité et de déshonneur que j’avais pour ma personne», décrit-il.
Finalement, Khalid a pu faire le bon choix. Il a laissé tomber cet emploi qui lui pesait sur la conscience et pris un nouveau départ. «J’ai pu décrocher un boulot ailleurs. J’essaie d’être juste et honnête, histoire de me racheter et d’oublier les souffrances que j’ai pu causer à des citoyens dont le seul tort est d’être pauvres», raconte-t-il avec un brin d’amertume. Khalid se sent à présent affranchi d’un lourd fardeau. Il gagne moins qu’avant, mais il a retrouvé sa dignité et sa conscience est tranquille.
*Le prénom a été changé.