Maroc

Faouzi Skali : Redonner du sens au monde, c’est commencer par ralentir et réfléchir

Dans un monde en accélération constante, marqué par l’incertitude géopolitique, les fractures sociales et les dérives technologiques, comment redonner du sens au sens ? C’est autour de cette interrogation que s’est construit le long échange entre Faouzi Skali, anthropologue, soufi et penseur spirituel, et le journaliste Rachid Hallaouy, lors de l’émission «L’Info en Face» du 19 mars, sur «Matin TV».

Le rythme de vie actuel empêche la réflexion

Selon Faouzi Skali, l’un des maux fondamentaux de notre époque réside dans «le diktat de l’instantanéité». La société actuelle, dominée par la vitesse de l’information, les réseaux et l’instant, empêche la construction du sens. Il dénonce une époque «privée de recul», où la réaction immédiate prend le pas sur la pensée structurée. «Nous vivons dans une époque qui va trop vite, et cette vitesse empêche la construction du sens. C’est une réalité que nous vivons même aux niveaux individuels. L’information continue, l’instantanéité, le diktat ou la dictature de l’instant… des changements observés depuis un certain temps, mais aujourd’hui, ils agissent avec une force et un rythme tout à fait inégalés», explique l’anthropologue. Pour lui, le monde fonctionne de plus en plus sur l’impulsion, l’instantané, la réaction. Or, le sens se construit dans la durée.

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Face à cela, M. Skali plaide pour un temps de la réflexion, à rebours de la cadence effrénée imposée par les logiques économiques et technologiques. «On ne peut pas gouverner le monde dans l’impulsion», insiste-t-il tout en mettant en garde : «Les civilisations meurent du manque de sens. Et nous devons réapprendre à écouter, à transmettre, à ralentir.»

Crises multiples, perte de repères

L’anthropologue revient longuement sur les déséquilibres contemporains: montée des extrémismes, dérives identitaires, crise du droit international, retour de la force brute. Il évoque un monde où «les règles héritées de 1945 sont devenues obsolètes», tandis que les grandes puissances redéfinissent leurs sphères d’influence. Pour Skali, ce basculement s’accompagne d’une crise de la pensée et des valeurs, où la puissance a remplacé le dialogue, et où l’humanité risque de s’effacer derrière les intérêts stratégiques et technologiques.

Citant Debord, Baudrillard ou encore Lipovetsky, Faouzi Skali rappelle que le vide de sens n’est pas nouveau, mais s’est intensifié avec la montée du spectacle, de l’image, et aujourd’hui de l’intelligence artificielle. Il dénonce d’ailleurs une forme d’«homme augmenté» détaché de toute transcendance, et alerte sur les risques du transhumanisme : «La technologie ne suffit pas, il faut une éthique, une sagesse, une vision. L’intelligence artificielle, sans sagesse, peut devenir une impasse. Nous avons besoin d’une vision humaine, éthique, spirituelle.» C’est pourquoi l’invité de «L’Info en Face» appelle à reconnecter les sphères politique, scientifique et spirituelle, pour fonder un avenir commun. Il plaide pour une intelligence collective, transdisciplinaire, réunissant anthropologues, philosophes, théologiens, économistes, autour d’un objectif : penser une société du sens.

Le Maroc, terre de synthèse spirituelle et de dialogue

Pour Faouzi Skali, le Maroc dispose d’un capital immatériel unique qui lui permet de jouer un rôle moteur dans la refondation du sens à l’échelle mondiale. Cette spécificité repose sur une tradition de coexistence, de tolérance religieuse, et de sagesse spirituelle profondément enracinée, notamment à travers le soufisme, qui a façonné l’histoire intellectuelle et morale du pays. «Le Maroc n’est pas un pays replié sur lui-même. C’est une terre-pont entre l’Afrique, l’Europe et le monde arabe. Un pays qui peut faire dialoguer des traditions sans les opposer», explique-t-il. À l’heure où les identités se crispent et les fractures culturelles s’accentuent, le Royaume incarne, selon lui, une voie médiane : ni rupture avec la modernité, ni dissolution dans un relativisme globalisant. C’est précisément cette posture d’équilibre – entre spiritualité et rationalité, entre enracinement et ouverture – qui lui confère une responsabilité singulière dans le débat global sur le sens. En tant que pays musulman ancré dans la tradition malikite et soufie, mais aussi profondément engagé dans le dialogue interreligieux, le Maroc peut inspirer une autre manière de penser le vivre ensemble, à contre-courant des radicalismes ou du matérialisme intégral. À travers des institutions comme l’Académie du Royaume, le Festival de Fès des musiques sacrées, ou des initiatives portées par la société civile, le pays offre déjà des espaces où se tissent des passerelles entre les cultures, les croyances et les disciplines. Autant d’éléments qui en font, selon Skali, un acteur légitime et attendu dans la reconstruction du sens à l’échelle globale.

Redonner du sens, c’est retrouver l’essentiel

Pour Faouzi Skali, la crise du sens que traverse notre époque n’est pas une fatalité, mais une invitation à revenir à ce qui nous fonde. Dans un monde dominé par l’accélération, la performance et la surinformation, il plaide pour la mémoire, la transmission, la lenteur, la sagesse et la transcendance comme piliers d’une reconstruction intérieure. «Il faut sauver l’essentiel, dit-il, et comprendre que l’humain n’est pas une sous-machine.» Loin des réponses technocratiques ou purement économiques, il appelle à refonder le vivre ensemble sur des valeurs partagées et sur une vision humaniste et spirituelle du monde. Dans cette perspective, Faouzi Skali propose la création de cycles de conférences autour de la spiritualité, non comme repli ou refuge, mais comme levier de dialogue, de lucidité et d’action collective. Il ne s’agit pas de défendre une religion particulière, mais de redonner place à ce qui relie, élève, inspire, dans un monde fragmenté. Ces espaces de réflexion, à ses yeux, doivent rassembler penseurs, artistes, chercheurs, croyants et non-croyants autour de grandes thématiques transversales : le sacré dans la modernité, l’éthique à l’ère numérique, l’hospitalité comme fondement du lien social, ou encore la quête de silence dans un monde saturé. Par ces initiatives, Skali ambitionne de contribuer à réenchanter le débat public, en reconnectant les individus à eux-mêmes, aux autres et à une dimension plus vaste de l’existence. Un appel à ne pas céder à la perte de sens, mais à en faire le point de départ d’une régénération individuelle et collective.