Familles expropriées à Rabat : désarroi et incompréhension face aux pelleteuses

Depuis plusieurs semaines, des quartiers emblématiques de Rabat vivent au rythme des pelleteuses qui démolissent à tour de bras plusieurs anciennes habitations. Ces travaux entrent dans le cadre du nouveau plan d’aménagement urbain, adopté fin janvier et publié au Bulletin officiel le 20 février. Sauf que les habitants des quartiers concernés dénoncent une opération menée en violation des procédures légales. Du coup, la contestation gronde pour dénoncer une opération d’expropriation menée «à la va-vite».
Ces habitants, désemparés, ne savent plus quoi faire. C’est une calamité qui vient bouleverser leur vie et celle de leurs enfants. Sans recours et en désespoir de cause, certains ont dû se faire une raison en partant ailleurs, là où les autorités ont décidé de les reloger. Pour d’autres, ils préfèrent défendre «leur droit» jusqu’au bout ou du moins jusqu’à «obtention d’une compensation raisonnable». Car «il ne faut s’y tromper, c’est plus qu’une expulsion, c’est un déracinement», témoigne un quinquagénaire. «Nous sommes nés ici, de même que nos parents et nos grands-parents. Ce quartier nous a vu grandir. Il a bercé nos rêves. Nos souvenirs sont ici dans chaque coin de rue, dans chaque espace» confie-t-il.
Les témoignages des familles sommées de quitter les maisons qu’elles ont occupées durant des décennies sont parfois déchirants. «Où allons nous partir. Nous ne pouvons pas vivre ailleurs. Ce quartier a une âme, c’est notre âme !» raconte une femme visiblement accablée par les tribulations de la vie. Et d’ajouter : «On ne sait pas ce qui adviendra de nous. Nos enfants ont toujours vécu ici. Maintenant, il faut mettre un trait sur tout cela. Leur scolarité, leur cadre de vie, leur environnement seront chamboulés. Nous sommes abandonnés à notre triste sort». explique-t-elle. En effet, jusqu’à présent, aucune partie – formation politique ou association – n’a jugé utile de porter la voix des habitants, excepté la Fédération de la gauche démocratique (FGD) qui défend le dossier des familles devant le Conseil de la ville.
Une expropriation sous tension
Lors d’une conférence de presse tenue lundi, les conseillers de la FGD – Farouk Mahdaoui, Omar Hiyani et Hind Benaamrou – ont en effet multiplié les critiques contre les modalités et les conditions d’exécution du plan d’aménagement urbain. Ils ont pointé des dysfonctionnements flagrants ayant entaché selon eux cette opération dans plusieurs quartiers de la capitale, notamment l’Océan, Saniya Gharbiya et Douar Al Askar.
«Ce plan d’aménagement défie toute logique», fustige Omar Hiyani. «On élargit des rues déjà spacieuses, comme l’avenue Mohammed VI, sans raison valable, alors que la tendance mondiale privilégie la réduction des voies au profit des espaces verts et des transports publics.» Pire encore, dénonce-t-il, les expropriations ont débuté avant même la promulgation du texte au Bulletin officiel, piétinant ainsi le cadre légal censé les encadrer.
Selon les conseillers de ce parti de gauche, les habitants n’ont pas bénéficié de l’enquête publique obligatoire, censée s’étaler sur 60 jours, et plusieurs procédures ont été menées à la hâte, précipitant la destruction de logements avant tout recours effectif. À Youssoufia, des travaux ont même démarré dès janvier, en toute illégalité, signalent-ils.
Une bataille judiciaire en perspective
Face à ce qu’ils qualifient de «passage en force», de nombreux propriétaires engagent des actions en justice contre la municipalité. Un contentieux qui pourrait s’avérer coûteux pour les finances publiques, selon Hiyani : «Cette imprudence risque de se retourner contre la Commune, qui devra indemniser les expropriés. Car la Constitution est claire : la propriété privée est inviolable, sauf en cas de décret spécifique justifiant une expropriation pour utilité publique.»
Pourtant, l’intérêt général de ces opérations demeure flou. M. Mahdaoui rappelle que le tribunal administratif avait déjà rejeté des expropriations similaires par le passé, faute de justification valable de l’objectif «d’intérêt public». Il va plus loin, insinuant que ces démolitions servent des intérêts privés : «Qui profitera réellement de ces terrains ? Certaines sources évoquent déjà de grandes entreprises privées qui vont réaliser de grands projets et des hôtels.»
Une démocratie menacée ?
Si les habitants dénoncent une injustice, les partis politiques, eux, brillent par leur absence, déplorent les conseillers de la FGD. Un silence que M. Hiyani interprète comme une soumission aveugle aux autorités : «Dès que ces dernières décident, plus personne n’ose contester. Toutes ses propositions passent comme une lettre à la poste au Conseil de la commune !» M. Mahdaoui, lui, dresse un constat accablant sur l’expulsion des habitants de Douar Al Askar, quartier historique des anciens combattants : «Ils ont été déplacés en plein milieu de l’année scolaire, sans solution viable. On leur propose des logements bien trop éloignés, comme Aïn Atiq ou Tamesna. C’est aberrant !». D’autant que des témoignages font état de «pressions intenables» exercées sur des familles entières, même sur des locataires, sans décision de justice», rapporte M. Mahdaoui. «Quant aux contrats de compensation, ce sont de simples contrats d’adhésion : aucune négociation, aucune prise en compte de la volonté des propriétaires.»
Une vision de l’urbanisme aux dépens de la population
Tout en précisant qu’ils ne sont nullement contre le développement urbain de la ville, les conseillers de la FGD dénoncent une approche qui fait fi des droits fondamentaux. «Rabat peut devenir une ville moderne, mais pas au prix de l’injustice et de l’arbitraire», martèle M. Mahdaoui. Un habitant du quartier Saniya Gharbiya témoigne, révolté : «Ma maison a 89 ans, elle fait partie du patrimoine national. Comment peut-on justifier sa démolition ? Ici, il ne s’agit pas d’intérêt public, mais d’intérêts privés. Nous sommes abandonnés par l’État.»
Le spectre d’autres expulsions plane déjà sur plusieurs quartiers, comme Yaacoub Al-Mansour, Al-Akkari ou At-Taqaddoum. À mesure que les bulldozers avancent, la colère grandit. Pour les habitants de ces quartiers, la mise à niveau urbaine de leur ville, quoique salutaire, s’est transformée en cauchemar.