Maroc

Des intellectuels ne se plaignent pas du pouvoir : enjeux et réflexions.

Edward W. Said a affirmé que les critiques dont il a été l’objet lors de ses conférences en 1993 témoignent d’un Occident ayant un véritable problème avec le reste du monde. Selon lui, le travail de l’intellectuel consiste à contester les pensées schématisantes et à défendre des vérités universelles, en s’opposant au dogme et à l’orthodoxie.


Dans les conférences Reith qu’il a données en 1993, Edward W. Said (1935-2003) a été fortement critiqué dès leur annonce sur les ondes de la BBC. Selon lui, ces réactions illustrent que son discours remet en question la bien-pensance américaine. Ses conférences visaient à défendre l’idée que le rôle public de l’intellectuel serait celui d’un outsider, c’est-à-dire un individu qui brise les stéréotypes. Son engagement pour les droits des Palestiniens a joué un rôle clé dans ce jugement : « J’étais essentiellement accusé d’avoir pris une part active dans le combat pour les droits des Palestiniens et du même coup jugé indigne de participer à tout débat sérieux et respectable […] Que de fois journalistes et commentateurs m’ont reproché d’être palestinien, terme qui est, comme chacun sait, synonyme de violence, de fanatismes et de meurtres de juifs » (E. W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, Maroc, Tarik Editions, 2014).

Pour E. W. Said, ces critiques sont infondées ; elles révèlent en réalité un Occident avec un problème majeur envers le reste du monde, en particulier le Tiers Monde. Il n’est donc pas surprenant qu’il soit considéré comme anti-occidental lorsqu’il dénonce les maux dont l’Occident est en grande partie responsable. Le travail d’E. W. Said consistait à déconstruire les pensées schématisantes qui sont bien souvent une construction du pouvoir occidental. Le rôle de l’intellectuel ne doit pas se plier à cette pression.

Il ne s’agit pas de déterminer si un intellectuel est de gauche ou de droite, comme le lui demandaient certains critiques, même bien intentionnés. Un intellectuel est celui qui échappe au dogme, à l’orthodoxie d’un parti ou d’un slogan. L’allégeance à un parti, un mouvement, une nation ou une politique, quelle que soit son ambition, ne doit jamais primer sur la vérité : « Rien ne défigure plus l’image publique de l’intellectuel que le louvoiement, le silence prudent, le vacarme patriotique et le reniement théâtral ». Ainsi, la mission de l’intellectuel est de s’opposer au nationalisme patriotique, à tout sentiment de supériorité raciale, de classe ou de sexe. Devenu une cible d’attaques constantes, l’intellectuel n’échappe pas non plus à la critique, y compris de la part d’autres intellectuels, comme Ernest Gellner ou Paul Johnson, qui estiment que le métier d’intellectuel n’existe pas. E. W. Said, en revanche, défend l’idée d’un intellectuel qui ne possède pas d’autorité établie dans son domaine, mais qui utilise ses connaissances pour se faire un nom.

Comme tout individu, l’intellectuel est un être social, lié à une nation, un pays, une société, une langue, une identité, et il est, consciemment ou non, au service de son appartenance. Toutefois, cette servitude ne devrait pas faire obstacle à un véritable combat, à mener même contre ce à quoi nous appartenons lorsqu’il y a lieu. C’est pourquoi la mission de l’intellectuel repose sur un engagement sincère, visant à échapper autant que possible aux pressions extérieures : « Voilà pourquoi je définis l’intellectuel comme un exilé, un marginal, un amateur, et enfin l’auteur d’un langage qui tente de parler vrai au pouvoir ».

Les représentations de la conscience intellectuelle ont pour particularité de se définir dans l’opposition, sans compromis. Ce sentiment de rébellion est renforcé chez E. W. Said par son expérience de la politique palestinienne. L’intellectuel dans sa conception refuse également les thèses de Fukuyama, de Lyotard et des esprits pragmatistes qui développent de prétendues fictions comme le « nouvel ordre mondial » ou le « choc des civilisations ».

Il est important de se méprendre ! L’intellectuel n’est pas un homme mélancolique ; au contraire, il fait preuve d’humour. Ces intellectuels, plus ironiques que pompeux, dérangent par leur franchise et leur sobriété. C’est pourquoi ils ne sont pas désirés dans les sphères élevées, car ils sont des marginaux acceptant pleinement leur mise à l’écart : « C’est certes une condition solitaire, mais vaut toujours mieux qu’une acceptation grégaire des choses telles qu’elles sont ».

E. W. Said débute son ouvrage en convoquant deux figures majeures qui ont réfléchi sur la notion d’intellectuel. D’abord, l’italien Antonio Gramsci, philosophe politique marxiste, emprisonné par Mussolini de 1926 à 1937, qui souligne dans ses Cahiers de prison : « On peut dire que tous les hommes sont des intellectuels, mais que tous les hommes n’ont pas dans la société fonction d’intellectuel » (Antonio Gramsci, Cahiers de prison, éd. Robert Paris, Paris, Gallimard, 1978-1992, 5 vol.). Gramsci distingue deux catégories d’intellectuels : les traditionnels, comme les enseignants ou les prêtres, et les « organiques », liés à des classes sociales ou des entreprises cherchant à étendre leur contrôle et leur pouvoir. Il écrit notamment : « L’entrepreneur capitaliste crée à ses côtés le technicien d’industrie, l’expert en économique politique, les organisateurs d’une culture nouvelle, d’un système juridique nouveau, etc. » (ibid.). Selon Gramsci, les intellectuels organiques sont plus présents et engagés, leur véritable souci étant de gagner à tout prix.

Ensuite, Julien Benda propose une définition célèbre des intellectuels comme « une petite bande de philosophes-rois surdoués et moralement talentueux qui constitue la conscience de l’humanité » (E. W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, op. cit.). Dans son traité La Trahison des clercs (1927), Benda critique les intellectuels qui trahissent leur vocation. Les vrais intellectuels, selon lui, se rapprocheraient des clergés de lettrés, privilégiant le monde immatériel au monde matériel, remplissant leur fonction avec grande attention à la vérité, à l’art, à la science ou à la métaphysique. L’intellectuel se préoccupe moins des bénéfices matériels que des objectifs universels et désintéressés.

Néanmoins, Benda reconnaît que la pensée des intellectuels a un rôle crucial dans la société. Autrement dit, s’intéressant à la métaphysique et aux principes désintéressés comme la justice et la vérité, l’intellectuel s’oppose à l’autorité et défend les opprimés. Cela s’est vu avec Fénelon et Massillon durant certaines guerres de Louis XIV, ou avec Voltaire contre la destruction du Palatinat. Cette résistance des intellectuels semble se perdre aujourd’hui, selon Benda, qui évoque « l’organisation des passions collectives », indiquant qu’ils ont abandonné leur autorité morale pour céder à un sectarisme, un nationalisme belliqueux et à des profits de classe. De fait, en 1927, Benda signalait déjà que les gouvernements avaient besoin de « les intellectuels du pouvoir », missionnés pour assurer une propagande au nom de la défense de l’« honneur national ». Il va même jusqu’à dire que les intellectuels doivent être prêts à se sacrifier pour leur cause juste, acceptant les risques d’être brulés vifs sur un bûcher. Ainsi se dessine une personnalité qui ne tolère pas le consensus de la masse et se doit de s’y opposer. Le vrai plaisir de l’intellectuel réside dans la vérité qui l’anime et qu’il promeut. Cela a été le cas avec Voltaire défendant la famille Calas, alors que certains intellectuels français, comme Maurice Barrès, étaient perçus par Benda comme nationalistes fascinés par un romantisme de la dureté et du mépris. L’affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale ont posé un défi aux intellectuels de l’époque, les obligeant à se prononcer contre les injustices du pouvoir militaire antisémite et du nationalisme fervent, ou à soutenir le mouvement antidreyfusard, allié aux sentiments antiallemands, une position que Benda réfutait. Après la Seconde Guerre mondiale, il republia son livre, y ajoutant de vives critiques des intellectuels ayant collaboré avec les nazis ou ayant soutenu les communistes. Ainsi, l’image de l’intellectuel se définit encore comme celle d’un être indomptable, courageux et capable de dire non au pouvoir lorsqu’il en a l’opportunité.

En examinant de plus près, on constate que Gramsci semble s’approcher davantage de la réalité que Benda, surtout au regard de l’explosion de nouvelles professions à la fin du XXe siècle dans les domaines des médias, de la recherche académique ou du journalisme. La perspective gramscienne est d’autant plus pertinente que toute personne produisant ou transmettant des connaissances dans sa profession pourrait être qualifiée d’intellectuel. Dans ce sens, le sociologue américain Alvin Gouldner affirmait que les intellectuels formaient désormais une classe plus influente que la vieille aristocratie. Il ajoutait que leurs discours n’étaient plus destinés au grand public car ils avaient élaboré un langage spécialisé. Michel Foucault, également, indiquait que l’intellectuel dit « spécifique » avait pris le pas sur l’intellectuel universel, se consacrant désormais à une discipline particulière. Il pensait à Robert Oppenheimer, le physicien américain qui organisa le projet de la bombe atomique à Los Alamos de 1942 à 1945, avant de devenir par la suite une figure scientifique influente aux États-Unis.

Les Cahiers de prison de Gramsci s’avèrent pionniers, mettant en lumière le rôle clé de l’intellectuel dans la société moderne par rapport aux classes sociales. Cela se révèle à travers la multitude d’ouvrages qui lui sont consacrés et par le fait que les révolutions ou les contre-révolutions du passé ou du présent n’auraient pu exister sans l’apport des intellectuels.

Cependant, l’image de l’intellectuel risque de se réduire à une profession parmi d’autres. E. W. Said défend dans ses conférences une conception qui ne limite pas l’intellectuel à un expert de son domaine. Ce dernier a la capacité d’exprimer des idées, de délivrer un message philosophique à un public. Cette prise de position appartient aux plus courageux, ceux qui osent affronter l’orthodoxie et le dogme, ceux qui véritablement dérangent, sans que le terme « déranger » se limite à une simple provocation. L’intellectuel ne défend pas un statut ; il « n’est pas enrôlable à volonté par tel gouvernement ou telle grande entreprise et sa raison d’être est de représenter toutes les voix et tous les problèmes systématiquement oubliés ou délaissés ». Il est donc un homme porteur de principes universels, résumés par l’idée que tous les êtres humains possèdent les mêmes droits.

Ainsi, il revient à l’intellectuel d’avoir le courage de déranger, même au risque de déplaire. E. W. Said souligne que l’intellectuel se mesure tant par ses mots que par sa personnalité, d’où la complexité du mélange entre vie privée et publique, entre ses valeurs personnelles et sa capacité à trancher dans le débat public sur des questions d’actualité telles que la guerre ou l’injustice. Ce qui interpelle un public face à un intellectuel, c’est sa capacité à incarner une grande préoccupation pour la liberté et la justice, mais aussi sa présence et sa voix. Penser à des figures influentes qui nous communiquent une présence forte en est un bon exemple. C’est cette maitrise que dépeint E. W. Said lorsqu’il évoque « l’art de la représentation », une compétence remarquable chez des penseurs comme Sartre ou Russell, illustrée également par le rôle des enseignants.

Pour Sartre, son image est celle d’un individu debout face aux critiques, poursuivant son engagement avec détermination, même à risque de conséquences graves, pour affirmer ce qu’il estime juste, que ce soit lié au colonialisme ou à la lutte sociale. C’est cette démarche qui façonne le statut de l’intellectuel en tant qu’adversaire. Sa manière d’agir peut expliquer la rupture de nombreuses amitiés, que ce soit avec Simone de Beauvoir, ses désaccords avec Albert Camus, ou son rapport complexe avec Merleau-Ponty et Genet. Cela souligne que l’intellectuel véritable finit souvent isolé, pensant différemment des autres : « Or c’est précisément dans ce contexte (et d’une certaine manière en raison même de ce contexte), que Sartre était Sartre, celui-là même qui s’opposait aussi à la France en Algérie et au Vietnam. Loin de le diminuer ou de le disqualifier en tant qu’intellectuel, cette complexité contribue à enrichir son propos, elle l’expose humainement, le rend faillible et le met à l’abri des prêchi-prêcha moralistes ».

À ce sujet, le romancier apparaît souvent comme le meilleur représentant de la réalité, en raison de son approche des mouvements sociaux, de son mode de vie et de son attitude envers la société. On peut citer L’Education sentimentale de Flaubert, le Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce ou encore Pères et Fils de Tourgueniev pour illustrer l’influence qu’un intellectuel peut exercer sur la société. Tourgueniev peint un tableau idéal de la Russie provinciale des années soixante, mettant en scène un jeune couple menant une existence paisible jusqu’à l’arrivée de Bazarov, un personnage anarchique et progressiste, qui remet en cause les conventions établies. Par son ironie, il se moque de la famille Kirsanov et capte l’attention de l’héroïne, Anna Serguéîevna, fascinée et effrayée par ses idées.

Ce roman se trouve au cœur d’un paradoxe, illustrant l’incompatibilité entre la Russie traditionnelle, ancrée dans la routine, et la Russie du chaos dominée par Bazarov, dont le nihilisme radical souligne la tension sociale. Sa mort prématurée, due à une infection après avoir tenté de soigner un paysan, symbolise son combat intellectuel et son rejet des conventions. Cela témoigne de sa force de pensée, qui remet en question des normes établies et des valeurs familiales. Les lecteurs sont souvent partagés : certains le voient comme un héros, d’autres comme un danger.

Flaubert quant à lui, exprime amèrement sa déception envers les intellectuels. Dans L’Education sentimentale, Frédéric Moreau et Charles Deslauriers incarnent un dédain face à leurs ambitions mondaines, soulignant leur incapacité à « maintenir le cap en tant qu’intellectuel ». Leur « faillite intellectuelle » entraîne une modification de leurs compétences : ils tournent le dos à la connaissance pour se consacrer à des ambitions plus faciles, délaissant ainsi leur rôle dans la société. Par conséquence, l’engagement pour le bien public est remplacé par la recherche de la mondanité. Telle est l’évolution de Moreau, qui s’enlise dans un « désœuvrement de son intelligence » et une inertie de son cœur, tandis que Deslauriers choisit une carrière lucrative en Algérie, symbolisant la transition d’universitaires vers des professions plus profitables.

Les échecs de 1948 justifient ce constat sur l’échec des intellectuels dans une société prétendument moderne, où règnent la bêtise, l’ambition superficielle, la distraction, et l’ascension des mass médias, des valeurs « commercialisables » et des métiers se réduisant à un but lucratif. Ces personnages, confrontés à des défis éclatants, restituent ce que devrait être la vie active des intellectuels. Face aux obstacles, l’intellectuel doit garder son âme et confronté aux défis du monde contemporain, rester fidèle à son engagement, pensant rationnellement et résistant aux pressions des bureaucraties.

L’intellectuel indépendant, écrit l’américain C. Wright Mills en 1944, fait face à deux choix : soit il se sent accablé par sa marginalité, soit il cherche à s’infiltrer dans des institutions de pouvoir. Cependant, cette seconde voie n’est pas une véritable solution, car le temps de la domination des industries de l’information appartient au passé. Les dynamiques politiques imprègnent toutes les couches de la société.

« On ne peut échapper à cette réalité en se réfugiant dans le royaume de l’art pour l’art ou de la pensée pure, ni dans celui d’une objectivité désintéressée ou d’une théorie transcendante. Les intellectuels sont de leur temps, mêlés à la masse des hommes soumis à la politique de représentation qui est la marque de l’industrie de l’information ».

D’où la nécessité d’une résistance et d’une remise en question continue des discours médiatiques, d’une interrogation des images véhiculées, d’une critique de la pensée qui se laisse dominer par le pouvoir. La mission de l’intellectuel doit également inclure ce que Wright Mills appelle des « démasquages » pour parvenir à une vérité face au pouvoir. Cette tâche est difficile et il n’était pas aisé d’expliquer aux citoyens que les interventions en Irak, au Vietnam ou au Panama n’étaient pas innocentes, car il n’existe pas de légitimité pour quiconque se désigne « gendarme du monde ! ». C’est ainsi que la conscience intellectuelle, loin de tolérer l’oubli, secoue la vérité pour faire émerger la justice. La vision centrale de Wright Mills consiste à faire la distinction entre la masse et l’individu, entre le pouvoir des États et la faiblesse des groupes humains marginalisés. L’intellectuel n’est ni un pacificateur, ni un bâtisseur de consensus, au contraire, il refuse de se plier, se réappropriant un discours critique face aux idées préconçues. Ce désir d’éveil, de vigilance face aux conventions et aux demi-vérités définit l’intellectuel, dont l’engagement requiert un réalisme solide, une énergie rationnelle quasi athlétique, ainsi qu’un combat intérieur pour équilibrer ses désirs personnels et les attentes sociétales en matière d’expression.

**Par Najib Allioui**
*Prof agrégé de lettres françaises*