Concerts annulés : l’affaire «Sahrat Al Ajyal» et l’imbroglio des remboursements


Il avait réservé sur la plateforme de billetterie en ligne Wanaut les places avec enthousiasme pour le concert de Tarek Alarabi Tourgane et ses enfants, programmé le 24 novembre 2024 au théâtre Mohammed VI dans le cadre de «Sahrat Al Ajyal». Comme de nombreux Marocains ayant grandi dans les années 1990 et 2000, ils espéraient revivre les souvenirs de leur enfance à travers les génériques emblématiques des dessins animés qui ont marqué leur jeunesse.
Cependant, à seulement deux jours du spectacle, l’organisateur leur annonce un report. Le 8 décembre, une nouvelle date (9 décembre) leur est communiquée, avant qu’un dernier message n’informe les spectateurs de l’annulation définitive du concert. Tandis que les organisateurs évoquent des difficultés de santé de l’artiste, ce dernier, de son côté, met en avant des problèmes d’ordre organisationnel et technique sur ses réseaux sociaux.
Le remboursement : une attente interminable
Confiants dans la promesse d’un remboursement sous 48 heures, Youssef et Manal transmettent leurs coordonnées bancaires. Mais, au fil des semaines, le couple se heurte à une série de procédures et de reports successifs. En décembre, plutôt qu’un remboursement, il leur est proposé d’assister gratuitement à l’un des concerts prévus à Marrakech ou Agadir. N’ayant plus confiance, ils réclament leur dû. À plusieurs reprises, ils contactent les organisateurs, qui leur assurent que le virement sera effectué entre le 20 et le 25 décembre. À ce jour, Youssef et Manal n’ont toujours pas reçu leur remboursement.
Les fans, confrontés au même sort, se sont mobilisés sur les réseaux sociaux. Les témoignages se multiplient. Un schéma inquiétant se dessine : des annulations touchent également les dates d’Agadir et de Marrakech, et certains spectateurs affirment avoir acheté leurs billets alors que les organisateurs savaient déjà que les concerts n’auraient pas lieu. Un spectateur excédé écrit : «Ils ont pris mon argent en connaissance de cause et refusent désormais de répondre à mes appels. C’est une gestion désastreuse qui frôle l’arnaque.»
Face à la polémique grandissante, Tala Tourgane, fille de l’artiste, réagit : «Nous sommes navrés pour le préjudice subi, mais la responsabilité relève entièrement de l’entreprise organisatrice.» Elle ajoute plus tard : «Nous avons, nous aussi, été confrontés à de nombreuses difficultés, dont nous parlerons ultérieurement.»
Un précédent incident qui soulève des interrogations
Le problème semble concerner plus que le concert de Tarek Alarabi Tourgane. En octobre 2024, un incident a éclaté autour de Souss Records, co-organisateur de «Sahrat Al Ajyal», après l’annulation d’un concert de l’artiste marocaine Saïda Fikri à Agadir, ce qui a entraîné la suppression d’une tournée de cinq dates. L’organisateur a accusé l’artiste de ne pas être montée sur scène, citant une faible affluence. Cependant, Saïda Fikri a réagi vigoureusement, expliquant qu’après un long voyage à ses frais, ainsi que sa participation aux répétitions et à la préparation de la scène, l’organisateur avait renié ses engagements financiers. Face à ce dilemme, elle a dû choisir entre chanter sans rémunération ou laisser à Souss Records le soin d’annoncer l’annulation du concert en raison de la faible affluence. Saïda Fikri a fait part de son intention de porter plainte contre le responsable de Souss Records pour préjudice moral, matériel et psychologique. Des incidents à répétition qui jettent un doute sur les pratiques des organisateurs de «Sahrat Al Ajyal».
Dans une plainte déposée auprès des autorités, Youssef déclare : «Nous avons découvert que même les artistes censés se produire n’avaient pas été payés et que certaines salles attendaient toujours leurs frais. Nous avons alors compris que nous n’étions pas les seuls à avoir été lésés. L’une des victimes a finalement réussi à récupérer son argent, mais seulement après avoir dénoncé publiquement la situation et interpellé les artistes sur Instagram. Elle a alors reçu un virement d’un particulier lié à l’organisation à condition de ne pas partager son contact ni poursuivre ses publications».
Une gestion financière fragile
Contactés par le journal «Le Matin», les organisateurs expliquent que la deuxième tournée de la famille Tourgane au Maroc n’a pas rencontré le succès escompté, contrairement à celle organisée en août dernier.
«À l’exception de Tanger, les ventes n’ont pas atteint les niveaux souhaités. À Casablanca, sur 485 billets mis en vente, moins de 150 ont trouvé preneur, tandis qu’à Marrakech, seulement une centaine de billets ont été écoulés sur les 1.300 disponibles. L’artiste n’a pas promu l’événement sur les réseaux sociaux», a expliqué une source de Souss Records, la boîte de production chargée des relations avec les artistes et co-organisateur de l’événement avec Ecomsphère. Selon elle, l’organisateur a versé une avance aux artistes et assuré la prise en charge de leurs frais d’hébergement, ainsi que ceux de leurs accompagnants, dans des hôtels de luxe répartis sur plusieurs villes. Pour honorer ces engagements financiers, il a dû recourir à des acomptes sur les recettes de Wanaut. Toutefois, après l’annulation des concerts à Casablanca, Marrakech et Agadir, et une fois la marge de Wanaut déduite, l’organisateur s’est retrouvé dans l’incapacité de réunir la trésorerie nécessaire aux remboursements.
Un système de remboursement complexe
Selon un consultant en gestion événementielle, cette situation reflète une gestion financière risquée et un manque d’anticipation.
«Miser uniquement sur les ventes de billets sans sécuriser d’autres sources de financement expose à des difficultés en cas de faible affluence. L’engagement de dépenses importantes en amont, sans garantie de rentabilité, constituait une prise de risque mal calculée. De plus, le recours aux acomptes sur recettes a aggravé les difficultés financières, en réduisant la trésorerie disponible pour les remboursements.» Outre la gestion financière, un autre défi majeur a compliqué, selon Ecompsphère le processus de remboursement des billets, dont 98% avaient été vendus via Wanaut et le reste dans des points de vente physiques. «Nous avons procédé au remboursement par listes, mais certaines personnes renvoient les mêmes billets, tandis que d’autres réclament un remboursement sans en avoir acheté. Nous procédons actuellement à la vérification de chaque demande. Le problème devrait être réglé d’ici fin février. Il nous reste à régler environ 85.000 à 90.000 DH, une somme modeste par rapport aux coûts globaux des événements organisés par Ecomsphère», indique le co-organisateur de Sahrat Al Ajyal. Il ajoute que certains clients qui n’ont pas encore été remboursés croient à tort que la totalité du public se trouve dans la même situation. Or, selon des professionnels du secteur, l’utilisation de solutions de billetterie en ligne permet d’automatiser le processus de remboursement, réduire les erreurs et améliorer l’efficacité.
A fin février, alors que les promesses de remboursement s’accumulent sans effet, l’organisateur publie un message sur les réseaux sociaux, invoquant l’indulgence en période du Ramadan pour justifier un nouveau délai de trois semaines. Pour Youssef et Manal, comme pour bien d’autres consommateurs lésés, il ne s’agit plus simplement d’un remboursement, mais d’une question de confiance. «L’argent perdu importe peu, mais il est primordial de protéger d’autres consommateurs contre de telles pratiques», affirme Youssef. On n’a plus confiance dans l’achat des billets en ligne sur les plateformes marocaines.»
«Sahrat Al Ajyal» poursuit ses projets en dépit des revers
Par ailleurs, un autre concert avec l’artiste yéménite Emy Hetari est programmé.
Cette dernière nous a informés qu’elle n’attendait que son visa pour venir au Maroc. Récemment, elle a annoncé sur son compte Instagram qu’un concert est prévu après le mois du Ramadan, invitant ses fans à acheter leurs billets. De plus, un des organisateurs de «Sahrat Al Ajyal» a révélé que plusieurs projets sont en préparation, dont la venue d’artistes internationaux, notamment en provenance d’Inde.
Avis de spécialistes
Selon un expert en droit des consommateurs, le spectateur doit toujours pouvoir demander un remboursement pour son billet. Il n’est pas obligé d’accepter un bon d’achat ou un report de l’événement. Bien que des délais puissent être nécessaires pour le traitement des remboursements, chaque situation doit être analysée individuellement. En cas de désaccord, ce sont les autorités compétentes qui devront décider de la démarche à suivre.
Pour sa part, la Fédération marocaine des droits du consommateur rappelle que du point de vue légal, Wanaut, en tant que fournisseur de services, reste responsable vis-à-vis des consommateurs. «Le responsable de cette plateforme a certainement signé un contrat avec le producteur qui reste responsable vis-à-vis de la plateforme et non du consommateur. Les personnes lésées peuvent saisir soit une association de protection du consommateur, soit directement le tribunal de première instance pour application de la Loi 31-08».
Explications de Ayoub Koutar, CEO et co-fondateur de «Wanaut»
Il existe deux logiques de paiement : pour un nouvel organisateur, les fonds ne sont versés qu’après l’événement afin de garantir les remboursements si nécessaire. En revanche, lorsqu’il s’agit d’un acteur plus établi qui génère un chiffre d’affaires important avec une billetterie de 2 à 3 millions de dirhams comme “Sahrat Al Ajyal”, un paiement anticipé peut être effectué selon les termes du contrat. Toutefois, un organisateur ne doit pas utiliser la billetterie comme un fonds de roulement, ce qui a malheureusement été le cas ici, mais cela fait partie d’un système complexe.
Le premier concert de la tournée à Tanger s’est bien déroulé, et nos équipes étaient sur place. Mais par la suite, “Sahrat Al Ajyal” a commencé à reporter les dates, notamment en raison des problèmes de santé de l’artiste Tarek Tourgane. J’ai contacté le producteur, qui m’a assuré qu’il procéderait aux remboursements. Cependant, il avait déjà consommé l’avance sur trésorerie et devait donc rembourser les spectateurs avec d’autres fonds.
Face à cette situation, nous avons exercé une pression juridique en rappelant les obligations du contrat et en demandant que les clients soient remboursés. Nous avons proposé trois solutions à “Sahrat Al Ajyal” : poursuivre les événements, nous confier la gestion des remboursements, ou restituer les fonds avancés. Si aucune de ces options n’aboutit, l’État devra trancher.
Le cadre juridique prévoit un délai de remboursement de 60 jours, et nous avons tout mis en œuvre pour que ce délai soit respecté. Nous avons également remboursé les billets des concerts d’Emy Hetari et d’Assem Sukkar qui n’ont pas eu lieu.
Il s’agit d’un premier incident après plus de 200 événements réussis sur “Wanaut”. Cependant, cette expérience nous a poussés à renforcer nos garde-fous et à améliorer notre système pour mieux protéger les consommateurs et modérer les risques liés aux organisateurs indépendants. Notre rôle ne se limite pas à la billetterie : nous accompagnons la professionnalisation du secteur en essayant d’apporter une nouvelle manière de consommer les événements culturels et sportifs. Nous développons également des solutions innovantes pour structurer le marché et créer un écosystème solide, notamment en vue de grands événements comme la Coupe du Monde 2030.
Notre mission est d’encourager les jeunes à organiser des événements, y compris dans des zones moins accessibles comme les montagnes ou le désert, tout en garantissant aux spectateurs une expérience sécurisée. C’est pour cela que nous faisons tout pour que « Sahrat Al Ajyal » honore ses engagements financiers : il est crucial que la confiance envers « Wanaut » soit préservée. »