Comment le ministère de l’Équipement et de l’Eau gère le stress hydrique

Nizar Baraka : Le Maroc traverse sa septième année de sécheresse successive depuis 2018, ce qui a nécessité d’asseoir une inflexion de la politique de l’eau, avec des mesures concrètes pour sécuriser l’eau, notamment pour l’irrigation agricole. Ces dernières années, la succession des épisodes de sécheresse a entraîné une réduction significative des ressources allouées à l’irrigation, passant de 3.176 millions de m³ (Mm³) en 2018-2019 à seulement 910 Mm³ en 2023-2024. En revanche, l’approvisionnement en eau potable est resté stable, grâce aux efforts déployés pour améliorer le rendement des réseaux et limiter les pertes tout en faisant appel aux ressources en eau non conventionnelles.
Afin de sécuriser les ressources hydriques et garantir un minimum d’accès à l’eau, notamment pour les petits et moyens agriculteurs, plusieurs mesures prioritaires ont été mises en œuvre :
• La lutte contre les prélèvements illicites et l’optimisation du transport de l’eau : un contrôle rigoureux des lâchers dans les canaux de transport d’eau a été instauré, avec l’appui des autorités locales et de la Gendarmerie Royale. Une convention spécifique avec cette dernière a été signée pour intensifier la lutte contre les prélèvements illicites. Par ailleurs, le remplacement de quelques canaux ouverts par des conduites fermées a permis de réduire les pertes d’eau par infiltration ou évaporation ainsi que les prélèvements non autorisés. À titre d’exemple, ce type de travaux a concerné les canaux multiservices de la Moulouya, ce qui a permis d’économiser jusqu’à 30% des pertes d’eau enregistrées avant les travaux. De plus, le renforcement du contrôle au niveau du canal de Rocade, qui joue un rôle important dans l’alimentation en eau potable de la ville de Marrakech, a permis de réduire considérablement les prélèvements non autorisés.
• L’amélioration de la gestion de l’eau destinée à l’irrigation : dans ce sens, la modernisation des systèmes d’irrigation, notamment le passage de l’irrigation de surface au mode d’irrigation localisé dit au goutte-à-goutte, a permis une gestion plus efficace de l’eau et une réduction des pertes. Parallèlement, les allocations d’eau ont été revues pour privilégier la sauvegarde de l’arboriculture et des cultures essentielles, incitant les agriculteurs à rationaliser leur consommation. Des restrictions ont également été appliquées aux cultures fortement consommatrices d’eau, au profit de celles plus adaptées aux conditions hydriques du pays.
• L’optimisation de la gestion des ressources en eau de surface et souterraines : de nouvelles consignes ont été adoptées pour la gestion des barrages, rationalisant l’usage de l’eau et imposant des lâchers restrictifs pour minimiser les pertes et encourager les usagers à s’adapter aux conditions de sécheresse. Parallèlement, un nouveau cadre de gouvernance des eaux souterraines a été mis en place à travers l’adoption de contrats de gestion participative, visant à limiter la surexploitation des nappes phréatiques.
• La sensibilisation et l’implication citoyenne : à travers des campagnes de sensibilisation menées auprès des populations urbaines et rurales pour encourager une gestion plus responsable de l’eau. En parallèle, l’application WhatsApp «MaaDialna Signalement» a été mise à la disposition des citoyens pour signaler instantanément tout gaspillage ou mauvaise utilisation de l’eau, permettant ainsi une intervention rapide et efficace.
L’irrigation représente 85% de la consommation d’eau au Maroc. Comment accélérer la transition vers des systèmes plus efficients et intégrer davantage les eaux non conventionnelles (dessalement, réutilisation des eaux usées traitées) dans l’agriculture ?
Le changement climatique et la raréfaction de l’eau imposent une adaptation des politiques publiques. Conformément aux Orientations Royales, le ministère de l’Équipement et de l’eau met en œuvre une série de mesures centrées sur la diversification des ressources et l’amélioration de l’efficience hydrique, en particulier pour l’agriculture, axées sur l’amélioration de l’offre en eaux non conventionnelles :
• Dessalement de l’eau de mer : le Maroc dispose aujourd’hui de 17 stations de dessalement de l’eau de mer produisant 320 Mm³/an, tandis que 4 autres sont en cours de réalisation avec une capacité additionnelle de 532 Mm³/an. Les efforts se poursuivent pour atteindre plus de 1,7 milliard de m³ d’eau dessalée à l’horizon 2030. Par ailleurs, l’énergie nécessaire à ces installations sera fournie par des sources renouvelables, illustrant ainsi l’engagement du pays en faveur du développement durable et de l’atténuation du changement climatique.
• Réutilisation des eaux usées épurées : en matière de réutilisation des eaux usées épurées, nous veillons strictement à ce que l’arrosage des espaces verts et des golfs soit exclusivement assuré par ces eaux. Actuellement, 35 Mm³ en moyenne sont réutilisées chaque année, avec l’objectif de tripler ce volume à l’horizon 2027.
• La gestion efficiente de la demande agricole : concernant la demande en eau pour l’irrigation, les efforts de reconversion vers des systèmes d’irrigation localisée continueront. Ce processus devra être accompagné d’une adaptation des assolements en fonction de notre contexte hydrique. Dans cette optique, il faut envisager l’élaboration, à l’échelle nationale, d’une cartographie des assolements en fonction de la disponibilité de l’eau d’irrigation, et ce afin de garantir la sécurité et la souveraineté alimentaire de notre pays. En outre, la faiblesse des efficiences enregistrées par rapport à l’utilisation des lâchers de barrages appelle à une modernisation des équipements nécessaires à l’exploitation efficace des eaux de barrages destinées à l’irrigation.
Le Maroc mise sur la construction de barrages pour renforcer ses réserves. Le rythme actuel de réalisation est-il suffisant ? Comment garantir une gestion efficace des eaux stockées et réduire les pertes dans les réseaux d’irrigation ?
Le Royaume dispose actuellement de 154 grands barrages (contre 149 avant 2021), et 16 sont encore en cours de réalisation, dans le cadre du Programme national d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation 2020–2027. Il prévoit aussi la construction de dizaines de petits barrages et de barrages collinaires supplémentaires pour soutenir les zones rurales. Sans oublier la poursuite de l’interconnexion des bassins hydrauliques pour renforcer la résilience du système national : 17 projets sont en service, dont la récente interconnexion Sebou–Bouregreg, qui a permis d’éviter une rupture d’approvisionnement en eau potable de l’axe Rabat-Casablanca. Nous avons tenu à réduire les délais de réalisation des barrages et un programme a été mis en place avec les entreprises concernées ayant permis de réduire ces délais de 36 à 6 mois. En 2023, le Maroc disposait uniquement de 5 grandes entreprises spécialisées dans la construction des grands barrages, aujourd’hui nous en disposons de 9, ce qui permet d’assurer un rythme important d’exécution de ces ouvrages tout en favorisant un environnement de concurrence élevé.
Pour optimiser la gestion, de nouvelles consignes de gestion des barrages ont été élaborée. Les lâchers sont désormais limités et les volumes sont alloués selon des priorités clairement établies (eau potable puis agriculture et enfin les autres usages). Il y a aussi la lutte contre l’évaporation : exemple innovant du projet de panneaux solaires flottants sur le barrage de Tanger Med, qui combine production énergétique et réduction des pertes par évaporation (évaluées à plus de 500 Mm³ en 2023-2024). À cela s’ajoute la modernisation des équipements d’irrigation en aval des barrages pour améliorer l’efficience des volumes lâchés, notamment dans les grands périmètres irrigués.
L’accès à l’eau potable reste un défi dans plusieurs zones rurales. Où en est le programme de généralisation de l’eau potable dans ces territoires et comment faire face aux restrictions d’eau qui impactent la population ? Quels sont les résultats concrets déjà enregistrés dans le cadre du Programme national d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation 2020-2027, en particulier en milieu rural ?
Le programme d’accès à l’eau potable en milieu rural au Maroc a connu des avancées significatives, soutenues par une série de projets d’infrastructures et notamment par la mise en œuvre du programme PAGER dédié à l’approvisionnement en eau potable en milieu rural. Le taux d’accès à l’eau potable au milieu rural est ainsi passé de 14% en 1995 à plus de 98,8% actuellement. En parallèle du programme PAGER précité, et Sur Hautes Orientations Royales, le Programme national de l’approvisionnement en eau potable et l’irrigation (PNAEPI 20-27) lancé pour accélérer les investissements dans le secteur de l’eau et pour renforcer l’approvisionnement en eau potable, comporte un axe important dédié à l’AEP du milieu rural. Cet axe, avec une enveloppe budgétaire d’environ 27 milliards de dirhams, vise le renforcement et la sécurisation de l’accès à l’eau potable en milieu rural, à travers des projets structurants d’eau potable, la réalisation des points d’eau aménagés autonomes, l’installation de stations monoblocs de dessalement et de déminéralisation ainsi que l’acquisition de camions citernes pour le transport d’eau potable.
Ainsi plus de 244 stations monobloc de dessalement de l’eau de mer et de déminéralisation des eaux saumâtres ont été installées depuis 2022 pour un coût d’investissement dépassant les 2,8 milliards de dirhams qui vont desservir une population de plus1,2 million habitants. en plus d’un programme annuel d’acquisition de camions citernes pour desservir les populations rurales qui n’ont accès à aucune ressource d’eau. À titre d’exemple, en 2022, 706 camions citernes ont été acheté pour un coût dépassant 471 millions de DH pour sécuriser l’accès à l’eau potable de plus de 2,7 millions d’habitants en milieu rural. En conclusion, l’accès à l’eau potable et le désenclavement des zones rurales sont des priorités stratégiques pour le gouvernement, visant à améliorer la qualité de vie des habitants tout en assurant une gestion intégrée et durable des ressources en eau, malgré les effets négatifs du changement climatique sur ces ressources.
Face aux tensions sur l’eau, comment votre ministère compte-t-il équilibrer les besoins agricoles et l’approvisionnement en eau potable des populations rurales, tout en garantissant la résilience du monde rural ?
La réponse repose sur le principe de hiérarchisation des usages : l’eau potable est prioritaire, suivie par l’agriculture et, en dernier lieu, les usages industriels ou énergétiques. Les leviers utilisés sont la planification participative à travers les Plans directeurs d’aménagement des ressources en eau (PDAIRE) et le Plan national de l’eau, et la rationalisation des allocations d’eau en période de crise, avec ajustement dynamique selon les conditions hydriques. Il est aussi question d’une gestion durable des nappes souterraines via des contrats de nappe, des décrets de sauvegarde et la régulation des forages (exemple. : permis de foreur). Enfin, il y a l’accompagnement des collectivités locales pour le développement de projets d’économie d’eau et de valorisation des ressources locales (métfias, seuils, systèmes d’abreuvement…). L’objectif est d’atteindre 100% de satisfaction des besoins en eau potable et 80% des besoins agricoles à l’horizon 2050, selon la stratégie nationale de l’eau en cours de révision.
Comment votre département aborde-t-il le dessalement et la réutilisation des eaux usées traitées dans la sécurisation de l’irrigation, notamment dans les zones à forte valeur ajoutée agricole ?
Le dessalement de l’eau de mer est déjà intégré comme solution d’allocation en eau d’irrigation durable de certains projets agricoles stratégiques, à l’instar du projet de dessalement de l’eau de mer de Chtouka, d’une capacité de 100,4 Mm³/an, dont 45,6 Mm³/an dédiés à l’irrigation de terres agricoles de haute valeur ajoutée. Cette expérience sera dupliquée dans les projets en cours et à venir de dessalement de l’eau de mer. En effet, actuellement, deux projets de dessalement incluant l’irrigation sont en construction : projet de Dakhla d’une capacité de 37 Mm³/an, dont 30 Mm³/an pour l’irrigation de 5.200 ha de terres agricoles, le projet de Casablanca d’une capacité de 300 Mm³/an, dont 50 Mm³/an pour l’irrigation de 8.000 ha de terres agricoles.
En plus de ces projets, le programme ambitieux de dessalement du pays inclut des projets dédiés à l’irrigation, à la fois des projets indépendants (comme celui de Boujdour) et des projets mutualisés, notamment dans les régions de l’Oriental, Tan-Tan, Souss-Massa et Guelmim. Avec la mise en service du programme de dessalement et l’atteinte d’une capacité de plus de 1,7 milliard de m³/an en 2030, près de 27% de cette capacité sera destinée à l’usage agricole. Pour les projets de réutilisation des eaux usées épurées, le ministère de l’Équipement et de l’eau et les Agences de bassins hydrauliques, en partenariat avec toutes les parties prenantes, incitent et financent les projets de réutilisation des eaux usées épurées de différents usages, en particulier dans l’irrigation des espaces verts et des golfs et de lavage des voiries, l’exemple de la ville de Rabat est largement représentatif de cet usage.
L’usage des eaux usées épurées en irrigation reste encore limité. À cet effet, le ministère de l’Équipement et de l’eau a révisé et finalisé un projet d’arrêté sur la fixation des normes de qualité pour la réutilisation des eaux usées épurées, qui est actuellement en cours de publication au Bulletin officiel. Ce travail a été accompli en concertation avec toutes les parties prenantes. Il est à noter que cet arrêté fixe des normes unifiées pour l’irrigation agricole pour toutes les cultures et que ces normes répondent à toutes les conditions théoriques, techniques et hygiéniques nécessaires. Le ministère de l’Équipement et de l’eau a également préparé et révisé le projet de décret relatif à la réutilisation des eaux usées épurées, qui est en cours de finalisation en concertation avec toutes les parties prenantes, en vue de sa publication au Bulletin officiel.