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Chine–États-Unis : deux visions industrielles et idéologiques en confrontation (Tribune)

Contrairement aux représentations dominantes, l’efficacité industrielle chinoise ne repose ni sur le dumping social ni sur une discipline aveugle. Elle s’ancre dans une ingénierie fine des territoires, des chaînes de valeur et des flux logistiques. Trois dimensions la structurent.

D’abord, l’intégration verticale de l’innovation. Lorsqu’un secteur est désigné stratégique comme celui des batteries, de l’électronique ou de l’énergie verte, la Chine ne se contente pas de financer la R&D. Elle coordonne les laboratoires, accélère le prototypage, planifie les capacités industrielles, facilite l’investissement local et prépare l’industrialisation en série. Ce continuum, qui articule politique publique et logique entrepreneuriale, réduit drastiquement les délais entre idée et marché.

Ensuite, la négociation territoriale. Comme l’analyse Xiao Ma dans son étude sur les dynamiques chinoises de négociation territoriale («Localized Bargaining», Oxford University Press, 2022), les gouvernements locaux ne subissent pas les plans nationaux : ils y participent activement, articulant ambitions centrales et réalités locales. Loin d’un modèle centralisé rigide, l’État catalyseur laisse les provinces adapter les directives à leurs conditions spécifiques. Cette flexibilité sous coordination centrale explique la vitesse de déploiement des infrastructures et l’ancrage des zones industrielles spécialisées.

Enfin, une logistique rationalisée. Cette efficacité est notamment renforcée par la densité des écosystèmes industriels chinois, où cohabitent fabricants, sous-traitants, centres de R&D et logistique spécialisée. Ces clusters régionaux favorisent la réactivité, l’échange technologique et la réduction des délais d’approvisionnement. L’efficacité chinoise repose aussi sur l’optimisation des flux : transports intégrés, énergie maîtrisée, fiscalité adaptée aux cycles industriels, urbanisme de production. Ce que certains analystes appellent «avantage coût» relève en réalité d’un système d’allocation intelligente des ressources, piloté et réajusté en continu.

La véritable force du modèle chinois tient à sa capacité à imbriquer les cycles courts de l’innovation et les cycles longs de l’industrialisation. Là où le modèle occidental cloisonne encore la recherche, le prototypage et la mise en production, la Chine établit des passerelles permanentes entre laboratoires, sites industriels et marchés pilotes. Cela permet, par exemple, aux entreprises de véhicules électriques de passer de l’expérimentation à la production de masse en moins de deux ans, avec l’appui direct des gouvernements locaux, des banques publiques et des structures de soutien à l’exportation. C’est une «boucle de réactivité» qui transforme l’innovation en avantage comparatif.

États-Unis/Chine : le choc des stratégies (Tribune)

Matières premières : fondement invisible de la souveraineté

Toute puissance industrielle repose sur un socle matériel, la disponibilité des ressources. Pékin l’a parfaitement compris. Avant même que le terme «dépendance stratégique» n’envahisse les discours occidentaux, la Chine sécurisait l’accès aux matières premières critiques, entre autres lithium, cobalt, terres rares et graphite. Mais l’enjeu dépasse la simple extraction. La Chine intègre la ressource à son outil industriel, créant un continuum entre l’aval (production) et l’amont (approvisionnement). Ce modèle d’«amarrage géoéconomique» lui permet de stabiliser ses chaînes de valeur là où d’autres subissent ruptures ou spéculations.

À l’inverse, les États-Unis ont longtemps préféré l’approche contractuelle, externalisant les risques sans s’assurer du contrôle. Ce modèle est intéressant pour une structure libérale qui cible le bénéfice, mais il crée une dépendance croissante sur des segments clés de la transition énergétique et technologique.

Ce contrôle des ressources n’est pas seulement logistique, il est politique. Il traduit une capacité à anticiper les conflits d’accès futurs et à inscrire les approvisionnements dans une stratégie de puissance. Ce que la Chine développe, c’est une «économie de souveraineté matière» : sécuriser les intrants pour ne jamais dépendre de ceux qui contrôlent l’amont. À terme, cette stratégie pourrait faire des matières premières critiques un levier de négociation globale, au même titre que le pétrole au XXe siècle.

Cette stratégie ne se limite pas aux minerais stratégiques comme les terres rares. Elle s’étend à l’ensemble de la chaîne extractive et de transformation primaire : graphite synthétique, alliages métalliques, produits chimiques industriels. En développant des capacités nationales de raffinage et de prétraitement, la Chine ne se contente pas de sécuriser ses approvisionnements, elle verrouille aussi des segments clés de la chaîne de valeur, devenant un passage quasi obligé pour nombre d’industries mondiales.

Subventions et banques : instruments d’un capitalisme d’État stratégique

Loin d’une économie de marché pure, la Chine mobilise des instruments puissants au service de son développement productif. Usha et George Haley, dans leur ouvrage «Subsidies to Chinese Industry» (Oxford University Press, 2013) ont démontré comment les aides publiques ciblées, atteignant 30% de la valeur dans certains secteurs, structurent un avantage compétitif qui n’est ni conjoncturel ni passif. Ces subventions sont ciblées, temporaires et concentrées sur les secteurs à fort effet de levier stratégique. Elles sont couplées à un levier bancaire déterminant. Dans «The Heart of Economic Reform» (Ashgate, 2002), Donald Tong met en lumière le rôle des banques publiques chinoises non pas comme instruments financiers neutres, mais comme bras armés de la stratégie industrielle, capables de prendre le risque là où le marché se dérobe. Les banques chinoises publiques ne poursuivent pas exclusivement une logique de rentabilité. Elles agissent comme relais d’une stratégie industrielle, finançant des projets jugés prioritaires, amortissant les pertes des entreprises-pilotes, soutenant la transition technologique des structures d’État.

Cette combinaison des subventions avec le crédit orienté, permet de compenser les défaillances de marché tout en maîtrisant la montée en gamme. Là où l’Occident voit un excès d’intervention, la Chine voit une condition de compétitivité structurelle. Il ne s’agit pas d’un interventionnisme aveugle. L’État chinois agit comme un architecte : il oriente sans se substituer, finance sans étouffer. Ce capitalisme dirigé n’est pas une version figée du marxisme, mais une hybridation pragmatique qui mêle logique de marché et impératif de souveraineté. En cela, il constitue une rupture radicale avec l’orthodoxie libérale occidentale, qui considère encore que le marché est le meilleur arbitre de l’allocation des ressources.

Le modèle chinois repose aussi sur une approche dirigée de la répartition des marges au sein de la chaîne de valeur. Certaines entreprises, notamment publiques ou semi-publiques, acceptent des marges réduites pour sécuriser l’écosystème global, conquérir des parts de marché ou maintenir l’emploi local. Cette logique illustre une forme de coordination économique impossible à reproduire dans des modèles où chaque acteur agit uniquement selon des impératifs intrinsèques de profit.

L’ancrage spatial comme vecteur de puissance

La Chine ne se contente pas de produire. Elle organise géographiquement sa production. Loin de la simple réindustrialisation, elle opère une réarticulation complète de son espace économique. Zones économiques spéciales, clusters technologiques, corridors logistiques, plateformes portuaires : chaque parcelle du territoire est pensée en fonction de sa contribution au projet productif national.

Le réseau de train à grande vitesse illustre cette approche. Il ne s’agit pas seulement de fluidifier la mobilité. Il relie les bassins industriels, permet la spécialisation fonctionnelle des régions, réduit les temps logistiques, renforce la complémentarité des hubs productifs. C’est une infrastructure d’intégration territoriale au service de la souveraineté productive. L’un des piliers structurels de cette compétitivité reste l’investissement massif et continu dans les infrastructures. Un réseau ferroviaire dense, des ports ultra-connectés et une logistique numérique de plus en plus intégrée permettent à la Chine d’abaisser ses coûts d’acheminement et de synchroniser ses flux de production.

Les États-Unis : entre surpuissance technologique et fragilité productive

Les États-Unis demeurent une puissance d’innovation exceptionnelle. Leur écosystème entrepreneurial, leur avance en intelligence artificielle, en biotechnologies ou en semi-conducteurs restent incontestables. Mais cette force est souvent dissociée de leur capacité productive. Désindustrialisation de certaines régions, financiarisation excessive, fragmentation des chaînes d’approvisionnement : l’économie américaine a privilégié la maximisation des profits à court terme au détriment de la continuité industrielle. Le capital s’est globalisé, la production s’est éclatée, l’État s’est effacé. Il en résulte une puissance technologique sans socle logistique stable, vulnérable aux chocs externes.

Zbigniew Brzezinski, dans «Le Grand Échiquier» (BasicBooks, 1997), anticipait déjà que la puissance américaine reposait autant sur sa capacité à organiser le monde selon ses règles que sur sa supériorité technologique. Si elle perd la maîtrise des infrastructures et des chaînes de valeur, elle pourrait perdre bien plus qu’un avantage économique.

Deux visions de la souveraineté productive en collision

Ce qui se joue entre la Chine et les États-Unis n’est pas une simple rivalité économique. C’est un affrontement entre deux visions de la souveraineté.

• La vision américaine repose sur la souveraineté du capital. L’entreprise est au cœur du système. L’État garantit le cadre, mais n’oriente pas les choix. Le marché décide, l’investisseur arbitre, la rentabilité gouverne.

• La vision chinoise repose sur la souveraineté de la production. L’État planifie, coordonne, investit. Le marché est un outil, pas une fin. L’objectif n’est pas seulement de croître, mais de structurer un système résilient, orienté, fonctionnel.

Cette opposition n’est pas qu’économique. Elle est idéologique et civilisationnelle. Elle renvoie à deux visions du monde : d’un côté, une confiance presque religieuse dans la main invisible du marché ; de l’autre, une conception confucéenne de la gouvernance où la stabilité, la prévoyance et la hiérarchie sont valorisées. Le modèle chinois repose sur une anticipation systémique : on construit avant que le besoin n’émerge. Le modèle américain s’adapte dans l’urgence : on réforme après la crise.

Cette différence de rapport au temps engendre deux types d’efficacité, l’une réactive, l’autre préventive, qui façonnent des rapports très divergents à la puissance. Elle interroge aussi le rapport au collectif, à l’espace, à la temporalité. Et surtout, elle oblige à reposer une question que l’Occident avait reléguée depuis longtemps : À quoi sert la production ? À créer de la valeur ou à soutenir une société ? À servir des actionnaires ou à ancrer une puissance ?

Le monde de demain ne se définira pas par les discours sur la souveraineté, mais par la capacité concrète à la produire. Il ne s’agira pas seulement de défendre ses intérêts, mais de savoir les matérialiser dans un monde interdépendant. La Chine avance avec méthode. L’Amérique doit repenser sa stratégie. Car la nouvelle guerre idéologique ne se gagnera ni par la persuasion ni par l’innovation. Elle se gagnera par l’efficience, les alliances et l’anticipation. n