Amnistie sur les avoirs détenus à l’étranger: au-delà des chiffres, quels enseignements tirer (expert)
L’Office des changes a multiplié les actions visant à convaincre ceux qui détiennent des avoirs et liquidités à l’étranger, en infraction avec la réglementation des changes, de se conformer à la loi. Ils avaient jusqu’au 31 décembre 2024 pour le faire. Quel bilan peut-on tirer de cette opération exceptionnelle? Entretien avec Omar Bakkou, économiste spécialiste en politique de change.
H24info: On a entendu tout et n’importe quoi au sujet de l’opération de régularisation spontanée des avoirs et liquidités détenus à l’étranger. De quoi s’agit-il exactement?
Omar Bakkou: C’est une «amnistie des changes» partielle. Une amnistie des changes désigne la suspension des poursuites judiciaires à l’encontre des personnes ayant auparavant enfreint les dispositions de la règlementation des changes en vigueur. Cette mesure concernait les personnes physiques de nationalité marocaine ayant une résidence fiscale au Maroc, les personnes physiques de nationalité marocaine ayant une résidence fiscale au Maroc et disposant de nationalité étrangère, les personnes morales de droit marocain ayant un siège social ou un domicile fiscal au Maroc, et les personnes physiques résidentes au Maroc.
Pourquoi «partielle»?
Il s’agit d’une amnistie qui peut être qualifiée de «partielle» pour cinq principales raisons. La première est que les personnes qui souscrivent à cette opération doivent payer «une taxe» appelée contribution libératoire. Autrement dit, ces personnes ne sont pas amnistiées totalement. Cette taxe est définie par la circulaire n°1/2024 de l’Office des changes et porte sur un montant variable selon le type d’avoirs détenus à l’étranger et selon que les personnes concernées avaient déjà bénéficié de cette amnistie.
La seconde raison réside dans le fait que cette amnistie ne concerne pas les personnes à l’encontre desquelles un dossier contentieux est actuellement ouvert en matière d’infraction à la réglementation des changes. De ce fait, les personnes ayant «été attrapées par les filets» et ayant choisi de ne pas payer les amendes retenues à leur égard ne sont pas concernées par cette opération d’amnistie.
La troisième raison est liée au fait que cette opération ne concerne pas toutes les infractions à la réglementation des changes, mais uniquement les infractions relatives à la constitution d’avoirs à l’étranger: biens immeubles, actifs financiers et avoirs liquides. Ainsi, plusieurs catégories d’infractions ne rentrent pas dans le périmètre de cette amnistie: paiement par compensation d’une opération d’importation de marchandises, détention d’avoirs liquides en billets de banque au Maroc, réalisation d’un emprunt extérieur auprès de non-résidents non autorisé par la réglementation des changes, etc.
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La quatrième raison, c’est le fait que cette opération concerne les avoirs détenus à l’étranger avant le premier janvier 2023, en infraction à la réglementation des changes. Du coup, les avoirs constitués à l’étranger durant la période s’étalant du 1er janvier jusqu’à fin janvier n’étaient pas concernés par la contribution libératoire.
S’agissant de la cinquième raison, elle réside dans le fait que cette opération d’amnistie n’accorde pas un régime de convertibilité totale pour les avoirs déclarés. Les avoirs liquides doivent être rapatriés au Maroc et cédés sur le marché des changes à concurrence d’au moins 25% du montant de ces avoirs.
Pourriez-vous nous éclairer davantage sur l’infraction à la réglementation des changes?
La réglementation des changes en vigueur au Maroc comprend trois principales composantes. La première, constituée d’une panoplie de textes (dahir, arrêté résidentiel, décret, arrêté, etc.), a pour objet d’édicter le principe d’interdiction, sauf autorisation (générale ou particulière) des opérations de change (l’ensemble des transactions extérieures). La seconde composante, constituée essentiellement de l’Instruction générale des opérations de change et de quelques circulaires de l’Office des changes, a pour objet d’accorder des autorisations générales relatives à des opérations de change bien déterminées. Et la troisième composante est constituée du dahir du 30 août 1949 relatif à la répression des infractions à la réglementation des changes.
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Ces éléments suggèrent ainsi qu’une infraction à la réglementation des changes symbolise la réalisation d’une opération de change non autorisée à titre général ou particulier. Une autorisation générale désigne une autorisation par instruction ou circulaire de l’Office des changes à un public large, tandis que l’autorisation particulière est accordée par l’Office à une personne physique ou morale.
Le bilan de cette opération de régularisation spontanée a été publié le 7 janvier par le gouvernement. De prime abord, quel commentaire faites-vous sur les chiffres publiés?
Les déclarations ont porté sur un montant global d’environ 2 milliards de dirhams pour 658 déclarations. Ce montant est largement plus faible que ceux enregistrés lors des deux précédentes opérations de régularisation des avoirs et liquidités détenus à l’étranger, initiées par le gouvernement marocain. L’opération lancée en 2014 a porté sur un montant global d’environ 28 milliards de dirhams pour 18.973 déclarations. Quant à l’opération lancée en 2020, elle a porté sur un montant global d’environ 6 milliards de dirhams pour 1.959 déclarations.
Sur le plan quantitatif, les chiffres déclarés à l’issue de cette opération d’amnistie demeurent très modestes. En effet, les avoirs liquides déclarés s’élèvent à 244, 7 millions de dirhams, soit l’équivalent de 0,06% des avoirs de réserve du Maroc établis à fin décembre 2024.
En outre le montant versé au Trésor à l’issue de cette opération s’élève à 231,76 millions de dirhams, soit l’équivalent de 0,08% des recettes fiscales du Maroc établies à fin novembre 2024.
À votre avis, quels enseignements peut-on tirer de ces différentes amnisties?
Deux principaux enseignements peuvent être tirés des trois opérations d’aministies des changes initiées par le gouvernement marocain. Le premier concerne la réalité des chiffres des avoirs détenus à l’étranger par les résidents. Ces montants, constitués durant une période de plus de 60 ans, demeurent très modestes sur le plan macroéconomique, si on les rapporte aux chiffres des dépenses en devises du Maroc durant cette période.
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Cet état de fait accrédite la thèse selon laquelle les opérations de détention d’avoirs à l’étranger constituent «des phénomènes minoritaires» sur le plan macroéconomique. Cette thèse plaide en faveur du démantèlement des restrictions portant sur ces avoirs ou au moins la suppression des modalités tatillonnes établies par réglementation des changes sur les opérations courantes, modalités mises en place par crainte de contournement de la réglementation des changes pour la constitution d’avoirs à l’étranger par les résidents.
Le second enseignement concerne la fragmentation de la réglementation engendrée par ces opérations: un régime restrictif en matière de constitution des avoirs à l’étranger au niveau du droit commun et régime libéral pour les personnes ayant souscrit auxdites opérations. Cette situation plaide en faveur de l’harmonisation de cette réglementation à travers la mise en place d’un cadre libéral pour les opérations de constitution d’avoirs à l’étranger par les résidents.
Cela doit bien entendu être établi à travers une loi sur la convertibilité du dirham, loi fondée sur le principe de la liberté générale (abolition du système de rationnement) des opérations économiques avec l’étranger. Cette liberté doit être soumise à des règles garantissant la traçabilité des opérations économiques avec l’étranger et le respect des réglementations régissant ces opérations (réglementation du commerce extérieur, législation fiscale, réglementation du marché des capitaux, réglementation du marché des changes établie par Bank al Maghrib, etc.).