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Un officier ukrainien évincé par Kiev à cause d’une interview: « La réalité est bien pire »

Le lieutenant-colonel Kupol était un commandant de bataillon de la 46e brigade d’assaut aérien. Sans pudeur, le militaire dressait dans le quotidien américain le triste tableau de ses forces, entre pertes astronomiques remplacées par des conscrits inaptes au combat et problèmes de munitions. Egalement ses doutes quant aux capacités ukrainiennes de réussir la tant attendue contre-offensive de printemps. Il n’était pas le seul à tenir ce discours, notamment appuyé par des officiels ukrainiens. Mais il était le seul à avoir accepté de parler sans cacher son identité, en donnant son nom de guerre et en montrant son visage.

« On ressent une crainte du côté des soutiens de l’Ukraine: ils ont peur de ce que l’on pourrait découvrir dans les semaines à venir »

Réassigné à un centre d’entraînement

Cette intervention rare, qui détonne par la sensibilité des sujets abordés, a coûté son post à Kupol. Comme le rapporte le Washington Post, «il a décidé de s’exprimer, malgré les risques, en espérant que les Etats-Unis assureraient une meilleure formation des soldats ukrainiens, dont certains sont partis au combat sans savoir comment lancer une grenade ou manier leurs armes. Certains ont abandonné leurs positions sous les tirs russes, a-t-il déclaré dans l’interview». Trois jours plus tard, un représentant de l’armée de l’air ukrainienne confirme à l’Ukrainska Pravda que Kupol a été retiré du commandement de son bataillon et réassigné à un centre d’entraînement. Les raisons invoquées ? Le militaire n’avait, d’après l’armée de l’air ukrainienne, pas la permission de son commandant pour parler à la presse et aurait exagéré les pertes de son unité ainsi que le faible entraînement de ses troupes.

Une décision qui a suscité la colère de nombreuses voix ukrainiennes, dont plusieurs hommes de Kupol. Dans un long texte publié sur Facebook et largement relayé, Vladimir Shevchenko, un membre de sa brigade, s’exprimait en ces termes : «Nous nous positionnons, notre Etat, notre société, comme l’opposé complet de la Fédération de Russie et de l’union soviétique, son précurseur. Nous sommes libres, nous sommes forts, nous sommes démocratiques, nous ne nous agenouillerons jamais, nous n’avons pas et n’aurons pas de tsar, et tous les autres slogans usés. C’est la théorie. Dans la pratique, les choses sont un peu différentes. […] En pratique, on écarte l’un des meilleurs combattants de cette guerre de neuf ans. En pratique, on essaie de faire taire les militaires pour qu’ils ne détruisent pas, à Dieu ne plaise, l’image idéale du monde que les autorités ont peinte pour le commun des mortels. Dans la pratique, nous détruirons très rapidement et douloureusement tout ce pour quoi des dizaines de milliers de personnes sont déjà mortes. En pratique, nous commençons déjà à répéter l’histoire d’il y a un siècle.»

Au fil des lignes, il défend un homme dont il vante les qualités, ainsi que les constats posés par celui-ci : «L’interview est véridique et va droit au but. Prudente et équilibrée, en fait. Car la réalité est bien pire. […] Il s’agit de l’avis équilibré d’un professionnel de haut niveau. Une personne qui jouit du respect absolu et inconditionnel de ses subordonnés et de toutes les autres unités qui ont interagi avec lui. Mais au lieu de cela, les hauts responsables militaires et politiques décident de punir le commandant trop intelligent et de le démettre de ses fonctions.»

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Vague de critiques inhabituelle

Et cette opposition affichée à une décision de l’état-major ukrainien n’est pas isolée. D’autres membres de la 46e brigade d’assaut aérienne ont filmé une vidéo de soutien à leur camarade. Le soldat en uniforme qui prend la parole, visage découvert et accompagné de treize de ses camarades, s’adresse directement au président ukrainien Volodymyr Zelensky pour demander le retour de Kupol au combat. Il souligne la réalité de ses propos et rappelle les différentes batailles auxquelles il a participé avec son frère d’armes : «C’est un officier expérimenté, un officier de combat.» D’autres militaires et journalistes ont également pris position pour soutenir un commandant dont la qualité est à chaque fois soulignée, ou pour partager son constat difficile. «C’est exactement le genre de personne dont on a besoin sur le front», regrettait le député ukrainien Oleksiy Goncharenko sur Telegram.

En l’état, rien n’indique qu’une nouvelle décision favorable à Kupol pourrait être prise. Mais la vague de critique générée par l’éviction de ce militaire, qui combat pour son pays depuis 2014, est relativement inhabituelle. Elle s’inscrit dans un contexte difficile pour les forces ukrainiennes face à la fin de l’offensive hivernale russe qui, bien qu’elle a été un échec pour Moscou, a usé l’armée ukrainienne dans une guerre d’attrition particulièrement violente.