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Transnistrie : le début de la fin du conflit gelé depuis 30 ans ?

Jamais un responsable politique de haut niveau n’avait osé parler publiquement de démilitarisation, Chisinau ayant toujours pris soin de ne pas mettre en colère le Kremlin dans sa chasse gardée. Certains, comme l’ancien ambassadeur moldave Mihai Gribincea, ont ainsi longtemps déploré le “manque de courage” de la Moldavie. Mais “que peut-on faire face à un si puissant patron, à part se coucher ?”, se résignait Alexandru Flenchea, quelques semaines après le 24 février 2022. Cet ancien négociateur, qui vient de se joindre à nouveau au Bureau de la réintégration (de la Transnistrie), se montrait réaliste. Il exprimait aussi la peur de la Russie, profondément ancrée chez une grande partie des Moldaves : elle remonte à 1812, lorsque l’Empire russe a annexé la principauté de Moldavie, et a été ensuite renforcée par l’URSS de Staline.

Voilà pourquoi la loi contre le séparatisme et l’appel à la démilitarisation semblent marquer un tournant. Mais c’est surtout le réagencement sous-jacent des plaques tectoniques régionales qui fait dire à plusieurs observateurs du dossier transnistrien qu’il y a aujourd’hui une “fenêtre d’opportunité”.

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Le tournant de la guerre en Ukraine

Le 2 mars, cela faisait 31 ans qu’a éclaté ce conflit civil moldave autour du Dniestr, alimenté puis “gelé” par la Russie. “Sous le prétexte de maintien de la paix et de résolution de conflit, il s’agit pour la Russie de maintenir la Moldavie comme État dysfonctionnel”, résume Oazu Nantoi, député du Parti Action et Solidarité (PAS), le parti fondé par la présidente Maia Sandu, symbole de cette Moldavie tournée vers l’Union européenne et qui cherche à se libérer de l’emprise impériale de Moscou.

Le 2 mars, cela faisait 31 ans qu’a éclaté ce conflit civil moldave autour du Dniestr, qui a abouti à la création de la république sécessionniste de Transnitrie non reconnue par la communauté internationale.
Le 2 mars, cela faisait 31 ans qu’a éclaté ce conflit civil moldave autour du Dniestr, qui a abouti à la création de la république sécessionniste de Transnitrie non reconnue par la communauté internationale. ©IPM

Oazu Nantoi connaît bien le sujet : né en 1948 en Ukraine, l’homme politique de 75 ans est un observateur privilégié des 30 années de transition de la Moldavie. Il sait que, pour Moscou, le conflit en Transnistrie n’a pas vocation à être réglé, car c’est un instrument au service du néocolonialisme russe, un modèle qui a servi ensuite pour l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie, puis pour la Crimée et le Donbass en Ukraine.

Le jeu changeant de Kiev

Moscou n’était néanmoins pas le seul responsable des blocages. Jusqu’en 2014, le pouvoir prorusse en Ukraine suivait aussi la Russie dans les négociations de paix au format 5+2. Celui-ci réunissait les deux parties au conflit, à savoir la Moldavie et la région séparatiste de Transnistrie, des médiateurs (l’OSCE, la Russie et l’Ukraine) et des observateurs (l’Union européenne et les États-Unis).

L’Ukraine trouvait un intérêt financier dans cette région en forme de trou noir de l’économie mondiale, “parapluie pour les affaires du crime organisé”, comme la définit Oazu Nantoi. Ce n’est sûrement pas un hasard si Viktor Gushan, ancien agent du KGB, oligarque de l’ombre, propriétaire du conglomérat Sheriff et homme fort de Tiraspol, possède (entre autres) la nationalité ukrainienne et une résidence à Odessa, haut-lieu du crime organisé ukrainien.

Or, “après 2014, l’Ukraine a changé son attitude envers le conflit transnistrien”, analyse Oazu Nantoi. L’annexion de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbass ont suscité chez les Ukrainiens un peu d’empathie pour leur cousine moldave. Depuis, ils bloquent la rotation des troupes russes en Transnistrie et ont arrêté de se ranger du côté russe dans les négociations. Surtout, après le 24 février 2022, l’Ukraine a fermé sa frontière avec la Transnistrie, qui abrite 2 000 soldats russes et le plus grand dépôt de munitions soviétiques d’Europe, à Cobasna.

Cela a eu pour effet immédiat de couper tous les échanges commerciaux de la province séparatiste avec l’Ukraine, obligeant Tiraspol à les réorienter vers la Moldavie et l’Union européenne. Idem pour ses échanges avec la Russie qui transitaient par le territoire ukrainien. Résultat : en 2022, les exportations transnistriennes vers des pays de l’UE (Roumanie en tête) ont augmenté de 10,2 % par rapport à 2021, représentant désormais 67,1 % du total.

Mais le pilier majeur de l’économie transnistrienne, c’est le gaz russe. Tiraspol le reçoit gratuitement – c’est le prix de l’existence de cette province séparatiste –, s’en sert pour faire tourner son économie et produire de l’électricité, qu’elle revend à la Moldavie, très dépendante énergétiquement de la Russie et de sa province séparatiste. Or, là encore, la donne a changé en 2022. La Russie a utilisé de son arme énergétique contre la Moldavie en augmentant les prix du gaz et en réduisant les volumes livrés, espérant déstabiliser le pays. Mais cela a forcé le gouvernement moldave à diversifier ses sources d’approvisionnement, rendant le levier de pression énergétique moins écrasant.

Sans vision, Chisinau manque d’un véritable plan

Si bien qu’aujourd’hui, Tiraspol se retrouve seul face à Chisinau dans un nouveau format de négociation 1+1 (l’ancien format 5+2 étant mort avec la guerre en Ukraine) et se voit forcé de changer son attitude jusque-là caractérisée par la mauvaise foi. “Les autorités séparatistes se moquaient de la Moldavie”, explique Irina Tabaranu, rédactrice en cheffe du site d’information Zona de Securitate, axé sur la Transnistrie. “Maintenant, elles se moquent moins.”

Car les temps ont également changé à Chisinau. Avant, Tiraspol pouvait compter sur la coopération du pouvoir oligarchique en place, qui tirait lui aussi profit de l’existence de la province séparatiste. Mais Maia Sandu et son parti ont réussi à faire tomber (et fuir) l’oligarque Vlad Plahotniuc en 2019, puis le Parti socialiste pro-russe d’Igor Dodon en 2021. Dans ce contexte, la nouvelle loi contre le séparatisme sonne bien comme un avertissement.

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Mais elle ne sera pas beaucoup plus qu’un outil de pression psychologique sur Tiraspol, estime Irina Tabaranu, qui voit mal comment la loi sera appliquée, et sur qui. “Elle pourrait être utilisée, pas forcément contre les politiciens, mais contre des policiers et des juges qui ont participé aux actes de tortures contre des prisonniers, puisqu’il y a des noms dans des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais j’en doute.”

Igor Botan est du même avis. Pour le directeur de l’Association pour la démocratie participative (ADEPT), il s’agit d’une “loi symbolique” qui ne sera pas utilisée. Surtout, il met en garde contre une approche trop antagoniste des autorités moldaves. “La Moldavie doit faire très attention à ne pas se mettre à dos les gens en Transnistrie, au risque de menacer leur future réintégration. Il faut se concentrer sur la construction d’une relation de confiance et attendre la fin de la guerre, qui donnera lieu à une nouvelle situation.”

guillement

La Moldavie doit faire très attention à ne pas se mettre à dos les gens en Transnistrie, au risque de menacer leur future réintégration.

C’est là que le bât blesse. “Il faut arrêter de tout mettre sur le dos de Tiraspol”, s’exclame Ion Manole, de l’ONG Promo-lex. “Pour réintégrer la Transnistrie, il faut une vision, un plan, ce dont Chisinau manque cruellement.” Pour lui, les Moldaves ont effacé la Transnistrie de leur carte mentale, préférant oublier que la province existait. Il faut donc d’abord un “changement de mentalité”.

Car “la réintégration aura un coût financier très important”, souligne Victoria Rosa, chercheuse en questions de sécurité et ancienne conseillère de Maia Sandu. Il faudra réorienter des fonds publics vers la province, “il faudra aussi discuter de l’inclusion sociale de la population transnistrienne”. On a demandé au député de la majorité Sergiu Lazarencu si des gens au gouvernement travaillaient à ces questions. “Je l’espère, mais je ne sais pas qui”, a-t-il répondu. Aujourd’hui, il y a bien un ministre de la Réintégration, mais pas de véritable ministère, seulement un (petit) “bureau”.