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Raphaël Glucksmann : « Notre sentiment d’être éternel, c’est ce qui mine la démocratie, ce qui permet la corruption »

Peut-on déterminer à quel moment une société bascule dans la corruption ?

C’est graduel. La corruption est un processus de dégénérescence, c’est la perte progressive du sens de l’intérêt général. En Russie, par exemple, les années 90 ont vu l’effondrement du sens public, le triomphe absolu de l’individualisme qui prend sa revanche sur 70 ans de communisme. Vladimir Poutine va permettre à cet individualisme de perdurer en échange de la soumission des droits politiques au pouvoir.

En Occident et en Europe, il y a un processus d’effacement progressif des citoyens. Dans le triomphe de l’individualisme, il y a une possibilité de corruption de nos démocraties. Elle est à l’œuvre et je tente de l’analyser, non pas d’un point de vue moral mais d’un point de vue politique et structurel. Ce qui m’inquiète, c’est que la corruption qui est conçue par Poutine comme une arme, chez nous, est passive. C’est un affaiblissement. Ce qui m’intéresse, ce qui m’interpelle, c’est d’observer comment la corruption de la société, des élites politiques, économiques et culturelles affaiblit notre système, nous rend vulnérables et comment elle nous condamne à une forme d’impuissance.

La Russie est un régime où la corruption est très présente. Un régime autoritaire se double-t-il invariablement d’une kleptocratie ?

Une dictature est quasi automatiquement corrompue parce qu’il n’y a pas de contrôles, parce qu’il n’y a pas de journalistes indépendants ou parce que la société civile n’a pas la capacité de se mobiliser, de s’exprimer librement et donc de mettre en lumière la corruption. Ce qui est fascinant dans le régime de Poutine, c’est qu’il est une kleptocratie organisée. Les années 90, c’est la corruption généralisée, le triomphe des plus malins qui rachètent pour une bouchée de pain les biens publics de l’Union soviétique. C’est l’affirmation d’un capitalisme ultra-sauvage, oligarchique mais anarchique. Vladimir Poutine “verticalise” la corruption. Elle devient une arme au service de l’État et du régime. C’est la grande différence entre les régimes corrompus et les dictatures. On a beaucoup vendu l’idée en Russie que Poutine affrontait les oligarques. Poutine n’affronte pas les oligarques, il les remplace. Il prend leur argent pour lui et ses copains. Si vous êtes un oligarque qui fait preuve d’indépendance, vous allez finir au bagne ou tué. Mais si vous servez le régime, vous allez pouvoir continuer à faire de l’argent à condition de savoir quelle est votre place.

Guerre en Ukraine : « La faillite des élites européennes a été leur incapacité à écouter le discours russe »

L’ancien chancelier allemand Schröder et l’ancien Premier ministre français Fillon ont été embauchés par des sociétés russes. Sont-ce des idiots utiles de Moscou ? Ou sont-ils quand même conscients de ce qui se joue ?

Je ne peux pas plonger dans leur âme et savoir s’ils avaient conscience de ce qu’ils faisaient. Mais lorsque Schröder entre chez Gazprom (le géant gazier russe, NldR) après son mandat de chancelier, le problème n’est pas seulement Schröder. Si la démocratie allemande avait bien fonctionné, il aurait dû y avoir une commission d’enquête, une réouverture du dossier Nord Stream (le gazoduc qui relie l’Allemagne et la Russie via la mer Baltique, NdlR) pour savoir comment cela a été décidé en catimini, à dix jours de l’élection. Rien de tout cela n’a eu lieu. Ceci est rendu possible par une faillite collective qui permet ce type de trahison et, aussi, parce que nous avons pensé trop longtemps ne plus avoir d’ennemi. Nous n’avons pas pu ni voulu voir les opérations nombreuses de déstabilisation qui nous visent. Nous avons le même mécanisme de déni vis-à-vis de la catastrophe climatique.

Quels sont les éléments concrets qui permettent d’espérer un sursaut des démocraties européennes ? La cité ne peut se construire que parce qu’il y a un ennemi, une force contraire, un péril ?

La menace de l’effondrement climatique doit être un horizon de mobilisation. C’est tout l’enjeu qui réside dans cette menace globale. Je suis convaincu que ce sursaut aura lieu. Quand le président ukrainien Zelensky fait son allocution devant le Parlement britannique, il pose la question shakespearienne “être ou ne pas être ?” et explique que les Ukrainiens y ont répondu. Je ne suis pas convaincu que, de notre côté, nous avons formulé une telle réponse. Depuis un an, il y a une certaine prise de conscience dans les sociétés et les élites européennes, à la Commission, au Parlement européen, etc. Mais cela reste encore trop compliqué et trop lent. Quand on voit aujourd’hui les discussions de marchands de tapis au Conseil (l’institution où sont représentés les États membres de l’UE, NdlR), où notamment la Belgique lutte pour exclure les diamants russes du régime de sanctions et d’autres États pour préserver la filière nucléaire… on voit que la prise de conscience n’est pas complète. C’est pareil pour notre attitude vis-à-vis de la question des livraisons d’armes à l’Ukraine. Il relève de notre intérêt stratégique de fournir ces armes. Or, depuis le début, nous en livrons au compte-gouttes et plaçons Zelensky dans une position de suppliant. C’est la preuve que nous n’avons pas encore totalement compris ce qui est en jeu. En se dressant face à Poutine, les Ukrainiens ne sauvent pas simplement leur nation, ils protègent l’Europe. Mais je reste optimiste, j’ai la conviction que les démocraties sont toujours extrêmement désespérantes et faibles jusqu’au moment où elles n’ont plus le choix.

Mais l’antidote que vous proposez ne vaut que pour les démocraties européennes, non ?

Non. L’exemple intéressant aujourd’hui, sans doute, c’est Taïwan (Raphaël Glucksmann s’y est rendu avec une délégation du Parlement européen en octobre 2021, NdlR). C’est une démocratie qui se développe à l’ombre des attaques permanentes du Parti communiste chinois et qui réussit à faire de la menace un accroissement de sentiment de vie. La perspective de la mort rend la démocratie taïwanaise encore plus vivante que la nôtre. Lorsqu’il y a des séquences de démocratie participative à Taïwan, des millions de personnes y participent. Pourquoi ? Parce que les citoyens ont conscience que l’existence de leur société/démocratie est extrêmement fragile et que l’investissement dans le champ public leur permettra ou pas de survivre. C’est une dimension que nous avons perdue. On se dit : “Finalement, que je m’occupe ou pas de politique, que je m’investisse ou pas dans le débat public, que j’achète ou pas un journal, tout ça ne changera rien parce que tout sera toujours comme ça”.

Ce sentiment d’être éternel, c’est ce qui mine la démocratie, ce qui permet la corruption. En 1989, nous pensions que la démocratie libérale avait gagné, partout et pour toujours. Pendant 40 ans, nous avons vécu dans une forme d’illusion, nous en sortons difficilement. Or, c’est ce sentiment-là qu’il faut briser. Je crois qu’il y a eu ce 24 février 2022 à travers toute l’Europe, de Lisbonne à Tallinn, une prise de conscience, les citoyens se sont sentis profondément européens. Intimement.

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Pour qu’une démocratie fonctionne, il faut donc définir qui nous sommes. Et s’il y a un “nous”, il y a un “eux”…

Bien sûr. Je suis pour l’universalité des droits, mais je ne crois pas du tout qu’on soit une communauté universelle. L’Europe, c’est un projet de paix intérieure qui vise à promouvoir le droit. La civilisation européenne a oscillé entre des moments d’expansion universelle, donc d’hubris, et des moments de repli sur soi. L’enjeu, c’est de trouver un équilibre entre ces deux pôles-là. On va être une puissance parmi d’autres à l’échelle du monde, mais qui s’assumera comme telle. Cela va changer nos politiques industrielle, commerciale, de défense, notre géopolitique… Une puissance a des frontières, ce n’est pas un espace cosmopolite évanescent.

Dans le cas d’Israël, le sens de la menace n’a pas eu l’effet revigorant de la démocratie dont vous parlez. Bien au contraire. Pourquoi ?

En Israël, les fondements de l’Etat de droit étaient déjà sapés par la colonisation et par le traitement des Palestiniens, avant même les mesures poussées par le gouvernement Netanyahu. La supériorité technologique et militaire d’Israël a effacé son sentiment originel de vulnérabilité. Vous me direz qu’Israël est frappé par le terrorisme, ce qui devrait renforcer ce sentiment de vulnérabilité. Certes Israël, comme l’Europe, est vulnérable aux attentats terroristes évidemment. Mais les opérations terroristes – qui ensanglantent et ébranlent fortement nos sociétés – ne génèrent pas réellement un sentiment de possibilité de l’anéantissement. Daesh peut provoquer beaucoup de morts dans des attentats aussi atroces que spectaculaires, mais Daesh ne peut pas gagner la guerre. À la fin, Daesh est détruit. Nos élites ont pensé que la guerre se limiterait désormais à des opérations “anti-terroristes”, des opérations de police internationale en quelque sorte dans lesquelles l’adversaire serait toujours en situation d’ultra-faiblesse stratégique. Dans le cas de la guerre en Ukraine, on est dans une situation où l’armée russe tire 70 000 obus par jour et si elle gagne, elle envahit votre pays. Ce n’est pas le même type de menace.

guillement

Nous sommes des démocraties vieillissantes profondément rétives au déménagement, au changement.

Les Européens n’aiment pas bouger leurs meubles, “leur salon mental”, dites-vous. Est-ce parce que nous sommes un continent vieillissant ? Ou peut-être aussi parce que l’histoire nous a montré qu’à chaque fois que nous avons déplacé nos meubles, cela s’est très mal passé ?

Il y a un peu de ces deux raisons. Le résultat, c’est le culte des meubles, le fait que nous sommes des démocraties vieillissantes profondément rétives au déménagement, au changement. Or, lorsque l’on sanctifie les meubles, on a tendance à oublier que l’essentiel, ce sont les fondations de l’immeuble. Lorsque nous sommes dans une situation de crise, que ce soit la guerre ou la crise écologique, il y a un moment où les meubles sont forcément inadaptés puisqu’ils n’ont pas été conçus pour faire face à cette crise. La majorité des élites européennes n’est pas corrompue – tout le monde n’a pas été travailler pour le gazier russe Gazprom comme l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder – mais elle a quand même cautionné l’aveuglement stratégique vis-à-vis de la Russie. Je crois que c’est largement à cause de ce sentiment de confort, de cette incapacité à déplacer des meubles.

Vous plaidez pour une alliance entre deux termes a priori opposés, l’écologie et la puissance. Où voulez-vous en venir ?

Je veux que l’on arrive à marier la théorie réaliste de la puissance et l’impératif écologique. Ce qui empêche encore l’écologie d’être un véritable projet de gouvernement et de transformation de la cité, c’est ce manque de rapport à la puissance. Il faut qu’on montre que la transition écologique, ce n’est pas renoncer à la puissance, mais au contraire que c’est un accroissement de puissance. Que le Green deal est un projet industriel qui va précisément redonner une forme de souveraineté industrielle à l’Union européenne. Loin d’être méfiante vis-à-vis de l’industrie, l’écologie porte un projet de rapatriement du monde après son grand déménagement. Mais pour que cela s’impose, il y a une forme de révolution culturelle à mener dans l’écologie elle-même. Si vous voulez lutter contre l’effondrement climatique, vous avez besoin de la puissance publique et de ses instruments. Je suis convaincu que cet immense paradoxe est porteur du grand récit politique européen de demain.