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Quand des religieux arméniens font la guerre pour défendre leur patrie

Les drapeaux arméniens et artsaris flottent fièrement dans le ciel gris. Ils dominent les tombes de ces jeunes hommes, qui étaient pour la plupart âgés de 18 ans lorsqu’ils sont tombés au front. Plus de 3 000 Arméniens ont péri lors de la dernière guerre du Haut-Karabakh.

La neige commence à tomber. Les familles, venues rendre visite à leurs morts, font face à des tombes de marbre blanc ornées de portraits qui représentent le visage de leurs enfants. Certains allument de l’encens, d’autres une cigarette en discutant. Parmi ces tombes, celle du Diacre Tarek Petrosyan, ancien aumônier militaire tué par un drone à l’âge de 32 ans. Cette guerre a coûté la vie à deux religieux

”Tarek était marié et il avait une petite fille. Lorsque la guerre a éclaté, il s’est directement rendu sur la ligne de front pour apporter un soutien moral aux soldats. Il a été tué dans la nuit du 29 octobre 2020, alors qu’il allait rendre visite à un soldat isolé. C’est une grande perte pour l’Arménie”, explique le père Ter Vachagan Gyurjyan, son ami. La mort de Tarek reflète l’engagement de certains religieux de l’église arménienne lors de la guerre de 2020. Le père Ter Vachagan servait comme aumônier en chef dans l’armée du Haut-Karabakh. C’est lui qui organisait le départ des prêtres sur la ligne de front. “L’idée qui nous guidait était que l’on prêchait le christianisme en temps de paix, et il était pour nous impensable d’abandonner nos soldats sur le champ de bataille lorsqu’ils avaient le plus besoin de nous. Nous devions les soutenir et leur faire comprendre que nous menions une guerre juste. Nous cherchions seulement à conserver la terre que nous aimons. Avec les soldats, nous avons organisé une vie de paroisse. Des baptêmes ont même eu lieu alors que les bombes pleuvaient”, explique-t-il avant de poursuivre : “le droit international interdit que l’on tire sur des religieux en zone de conflit, mais l’Azerbaïdjan a enfreint cette règle. Il est alors arrivé que certains aumôniers prennent les armes pour se défendre”.

Dans un cas de légitime défense, s’il peut sembler nécessaire que certains religieux aient recours aux armes pour sauver leur vie, il paraît plus étonnant que des hommes d’Église choisissent de s’engager dans l’armée en tant que soldats, outrepassant ainsi l’interdit moral du 5e commandement – “Tu ne tueras point”.

”Mon rôle était de poser des mines pour protéger la frontière”

Le père Ter Vrtanes Baghalyan est attablé au café Dalan, l’un des meilleurs restaurants d’Erevan. Ici, les exilés russes, fraîchement arrivés en Arménie en raison de la guerre en Ukraine, ont leurs habitudes. Ils côtoient des touristes de toutes nationalités et les Arméniens fortunés. Le personnel s’active dans une bâtisse édifiée au début du siècle dernier, à l’époque où les tsars dirigeaient encore la Russie. L’ambiance est feutrée, un poêle à bois diffuse une chaleur douce dans la pièce. Le père, qui porte une grande croix pectorale en argent, annonce avec fierté que son fils aîné “est champion de kickboxing”. Lui-même est adepte des arts martiaux. Il est marié depuis 20 ans et a quatre enfants. C’est un homme d’action qui se devait de servir son pays en faisant usage de la force. “En tant que prêtre, la position officielle n’est pas très confortable. Même si tu es en capacité de combattre, tu ne peux pas aller au front. Tu dois t’engager comme aumônier. Lorsque j’ai vu que l’Azerbaïdjan visait les infrastructures civiles, les hôpitaux, les ambulances, j’ai décidé de prendre les armes pour arrêter le mal que l’on faisait à mon peuple. C’était un choix très difficile mais j’ai eu l’accord de mes supérieurs. J’intervenais donc comme prêtre et soldat.”

Le concept de guerre juste, exposé par le philosophe américain Michael Walzer et avant lui par Saint Thomas d’Aquin, est essentiel pour comprendre l’engagement de ces prêtres, prêts à tuer des hommes pour défendre leur patrie. Cette théorie cherche à définir les conditions dans lesquelles une guerre pourrait constituer une action moralement acceptable. Le père est très clair quant à son engagement : “Tuer un homme lors d’une guerre de conquête constituerait évidemment un péché. Mais lorsqu’il s’agit d’une guerre de défense ? Un homme religieux doit-il attendre pour qu’on lui coupe la tête ? Je suis parti pour protéger l’existence de mon peuple et pour garantir ses droits. C’était mon devoir. Mon rôle était de poser des mines pour protéger la frontière et mon objectif n’a jamais été de tuer qui que ce soit. Il fallait simplement empêcher l’ennemi de gagner du terrain”.

Un prêtre et sa famille

Le prêtre vit dans une petite maison avec sa femme et ses quatre enfants à deux pas de l’église dont il a la charge. Au rythme des ripidions, des éventails liturgiques qui émettent un son proche de celui d’une cymbale, le prêtre accueille l’assemblée. Principalement des femmes, qui cachent leurs longues chevelures brunes sous des mantilles en dentelle. Elles sont venues pour participer à la liturgie du dimanche, un jour essentiel dans l’église arménienne. La grande majorité des Arméniens, environ 90 % de la population, fréquente l’église apostolique. Historiquement, le royaume d’Arménie fût la première nation à adopter le christianisme. C’est en 301 que Saint Grégoire l’Illuminateur convertissait le royaume d’Arménie en baptisant le roi Tiridate et sa cour. Aujourd’hui encore, la foi des Arméniens est très vive car elle constitue avec l’alphabet un moyen de résistance face aux oppressions qu’elle connaît depuis des siècles. Après la messe, le prêtre rejoint sa famille. Liana, sa femme, qui est institutrice, prépare le repas. Leurs quatre enfants sont autour de la table. La conversation est sérieuse. Seda, l’une de ses filles de 17 ans, se confie sur l’engagement de son père. “Lorsque mon père est parti au front, je n’étais pas très inquiète, je ne sais pas d’où me venait ce calme. Mais je sentais que Dieu était avec mon papa et qu’il reviendrait sain et sauf à la maison. Je suis fière d’être fille de prêtre et que mon père, étant prêtre, soit parti au front”.

Le prêtre-soldat Ter Vrtanes Baghalyan
Le prêtre Ter Vrtanes Baghalyan et sa femme Liana durant le repas dominical. ©Arnaud Spilioti

Le fils aîné montre l’équipement militaire de son père. Le prêtre se prend au jeu et présente son matériel de combat. Un véritable arsenal allant du poignard au gilet par balle qui équipe les forces spéciales russes. La scène se déroule sous le regard d’un christ qui est accroché au mur, la seule décoration de cette pièce aux murs blanc.

Un retour possible de la guerre ?

Après cette parenthèse ubuesque, le père Ter Vrtanes reprend le sérieux qui le caractérise pour parler de l’avenir incertain de l’Arménie et du Haut-Karabakh. Cette république autoproclamée ne bénéficie d’aucune reconnaissance internationale. C’est une enclave à majorité arménienne en territoire azéri. Les 120 000 habitants sont coupés du monde depuis le 12 décembre 2022 par des activistes azéris, qui seraient en réalité soutenus par Bakou. Malgré l’appel de la Cour internationale de Justice, la plus haute juridiction de l’ONU, qui ordonne à l’Azerbaïdjan de mettre fin au blocus, et le rapport alarmant d’Amnesty International qui craint une catastrophe humanitaire sans précédent, la situation semble gelée. Les 120 000 habitants de ce territoire enclavé subissent des coupures de gaz et d’électricité à répétition, en plus de connaître le rationnement alimentaire. De nombreux malades dans un état critique ont été transportés en République d’Arménie par la Croix-Rouge, le seul organisme qui est autorisé à franchir le blocus. Pour le père, la situation est sans appel : “Si le blocus est maintenu et que les organisations internationales n’interviennent pas, la guerre sera inévitable. Ce couloir est vital pour le Haut-Karabakh, et si nous devons faire la guerre pour le libérer nous sommes prêts. Nous, prêtres et religieux, devons nous battre pour protéger notre terre et nos valeurs”. L’engagement de ce prêtre n’est pas un cas isolé. Bien qu’ils soient minoritaires, un petit nombre de religieux est prêt à les reprendre les armes si la situation l’exige.