« On ressent une crainte du côté des soutiens de l’Ukraine: ils ont peur de ce que l’on pourrait découvrir dans les semaines à venir »
Faut-il voir dans l’incident entre le drone américain et l’avion russe une volonté de Vladimir Poutine « d’étendre la zone du conflit et d’impliquer d’autres parties », comme l’affirme l’Ukraine ?
Les Ukrainiens prennent leurs rêves pour des réalités. Mais ces déclarations relèvent en réalité d’une technique qui est assez courante dans leur dispositif de communication. On l’avait déjà observée quand un missile antiaérien ukrainien avait atterri sur le territoire polonais et fait deux morts. Ils s’étaient empressés d’accuser les Russes, en espérant engendrer une intervention directe de l’Otan contre le pays de Vladimir Poutine. Les Ukrainiens sont conscients des dangers d’une telle escalade, mais ils voient surtout que cela leur apporterait une aide très utile pour se débarrasser des Russes. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’il y ait une volonté des Russes de faire escalader le conflit. Personne n’a intérêt à ce que la troisième guerre mondiale débute et à ce qu’il y ait une confrontation militaire directe entre l’Otan et la Russie.
Peut-on donc dire que cette première confrontation directe entre la Russie et les Etats-Unis relève davantage de l’accidentel ?
Ce qu’il s’est probablement passé, c’est que ce drone américain volait au-dessus de la mer Noire dans l’espace aérien international. Il s’est approché un peu trop de quelque chose de stratégiquement important pour les Russes. Ils ont donc envoyé une patrouille d’avions de chasse pour essayer de le dérouter. Cette patrouille a entrepris des manœuvres dangereuses et agressives autour du drone, en essayant de limiter ses capacités. Ils ont largué du carburant, pour rendre ses capteurs inopérants sans directement l’attaquer. Au cours de ces tentatives, l’avion est passé beaucoup trop près de l’hélice du drone. Endommagé, il s’est retrouvé incapable d’utiliser son moteur. L’équipe a tenté de le faire planer pour le faire amerrir quelque part en mer Noire, tout en essayant de détruire à distance autant de données sensibles que possible. Ils craignaient de voir les Russes mettre la main sur l’appareil. On est donc plus sur une tentative assez agressive d’interrompre la mission du drone que sur une volonté de le descendre.
Des événements inattendus comme cet incident ou le missile en Pologne ne seront-ils finalement jamais volontaires ?
Je ne dirais pas ça. Le risque d’escalade n’est pas nul. La situation aurait sans doute été différente s’il y avait eu une ou plusieurs vies américaines en jeu. On aurait assisté à une réponse un peu plus musclée de Washington. Les répercussions n’auraient également pas été les mêmes sous une autre administration. Il y a quelques années, les Iraniens ont descendu un drone américain au-dessus du détroit de d’Ormuz. Donald Trump a voulu déclencher une réponse militaire, en prenant pour cible le dispositif antiaérien iranien. Tout a finalement été annulé à la dernière minute parce que des gens responsables ont réussi à convaincre le président qu’une escalade armée avec l’Iran n’était pas du tout une bonne idée.
« Il est clair que l’Ukraine ne sera pas la dernière étape de Vladimir Poutine »
Les autorités américaines ont multiplié les déclarations appelant à conserver un dialogue avec les Russes pour éviter toute incompréhension. Cette position est-elle surprenante ?
C’est assez classique finalement. Personne ne veut d’une guerre accidentelle. Pendant toute la guerre froide, il y a eu des canaux de communication entre Russes et Américains pour éviter qu’un incident isolé ne mène à une logique d’escalade. Les Russes et les Américains semblent être actuellement dans cette même logique.
Alors qu’on voyait la ville de Bakhmout tomber rapidement entre les mains des Russes, les combats font toujours rage. Comment l’expliquez-vous ?
Premièrement, le combat urbain est très compliqué. Les Ukrainiens ont certainement pris des mesures pour piéger la ville. Ils ont fait en sorte que prendre Bakhmout fasse autant de dégâts humains et matériels que possible. Ils veulent saigner les Russes, qui hésitent donc probablement à s’engager à fond, sachant que ça va leur coûter cher de complètement sécuriser la ville.
Deuxièmement, selon le patron de la milice Wagner, tous les stocks de munitions sont réservés à l’armée régulière et rien n’est laissé à ses hommes. Cela explique qu’il continue son opération d’encerclement de Bakhmout, mais qu’il ne pénètre pas au cœur de la ville. Il estime que l’état-major russe ne lui donne pas les moyens dont il aurait besoin. Il est difficile de savoir ce qu’il en est réellement puisque, derrière tout cela, il y a des jeux de communication.
Enfin, du côté ukrainien, on a plus ou moins fait une croix sur l’idée de conserver Bakhmout à long terme. On est déjà en train de renforcer la ligne de défense qui sera érigée une fois la ville tombée.
Un état des lieux plutôt inquiétant des forces ukrainiennes a récemment été dressé par le Washington Post. Un haut responsable estimait d’ailleurs n’avoir “ni les hommes ni les armes” pour la tant attendue contre-offensive ukrainienne du printemps. Faut-il s’attendre à ce que la Russie reprenne le dessus dans ce conflit après une domination ukrainienne cet hiver ?
Je m’attends à tout, parce qu’il n’y a pas un scénario qui se dégage plus qu’un autre. On n’a pas de données sur ce qu’il s’est passé pendant ces mois d’hiver. On ne connait donc pas les pertes humaines et matérielles des Ukrainiens et des Russes. Il est dès lors difficile de se faire une idée de l’équilibre des forces sur le terrain. D’autant que tout dépend aussi de la qualité des troupes qui ont été perdues. Par exemple, c’est beaucoup plus embêtant de perdre un soldat qui a été bien entraîné, qui a une bonne expérience du combat, que de perdre un conscrit qu’on a formé en deux semaines et qu’on a envoyé se faire massacrer sur la ligne de front.
Mais il est vrai qu’on ressent une crainte parmi les soutiens de l’Ukraine. On a peur de ce que l’on va découvrir au printemps. A priori, les Russes auraient perdu plus que les Ukrainiens, mais la Russie est un pays considérablement plus peuplé que l’Ukraine avec des réserves considérablement supérieures. Chaque perte ukrainienne – que ce soit en homme ou en matériel – coûte beaucoup plus cher.
L’armée russe est-elle en capacité de mettre l’Ukraine à genoux ?
Ces dernières semaines, le patron de Wagner a multiplié les sorties au vitriol à l’encontre des autorités russes et des hauts responsables de l’armée. Il a même affirmé ne plus avoir de contact avec Poutine. Comment peut-on interpréter ces tensions grandissantes entre les deux hommes ?
C’est surtout contre l’état-major de l’armée que Prigojine est en conflit assez ouvert. Les tensions s’étaient apaisées lorsque Sourovikine – que le patron de Wagner apprécie – était à la tête des forces russes mais, depuis son départ, ça a repris de plus belle. Il faut également voir dans ces déclarations de Prigojine une tentative de se dédouaner, de faire passer les potentiels échecs tactiques du groupe Wagner pour une faillite du système de l’armée russe. Il prend les devants en liant la potentielle déconvenue de Wagner à une trahison et un abandon de l’état-major russe. Il joue un peu un rôle de businessman. Il n’a pas intérêt à ce que le monde sache que les forces du groupe Wagner ne sont pas aussi efficaces au combat que ce qu’il prétend dans sa communication.
Ces frictions entre Wagner et l’armée russe peuvent-elles avoir un impact sur le conflit en Ukraine ?
Oui, mais il faudrait que ces tensions prennent une autre dimension. Pour le moment, les militaires de carrière et les miliciens du groupe Wagner s’échangent des paroles peu amènes. On n’est pas encore arrivé au stade où Prigojine reprend son armée privée et arrête de faire la guerre pour Poutine. D’autant que, dans le reste du monde, les intérêts du pouvoir russe et de Prigojine se rejoignent. En Afrique, par exemple, le jeu de puissance de la Russie est étroitement lié au contrat du groupe Wagner avec certains gouvernements africains pour former leurs armées, voire participer à leurs opérations militaires.
Vous n’imaginez donc pas le patron de Wagner se retourner contre Vladimir Poutine ?
Il n’y a aucune chance de voir Evgueni Prigojine rejoindre les Ukrainiens, en tous les cas. Les Ukrainiens n’en voudraient pas de toute façon. Je ne vais pas me risquer à dire que Wagner n’abandonnera jamais la Russie en Ukraine mais, pour l’instant, les signaux ne permettent pas de dire que ce sera la prochaine étape.
Prigojine a annoncé qu’il pourrait se présenter à la présidentielle ukrainienne. Comment interprétez-vous cette déclaration ?
Il y a un peu de provocation vis-à-vis du pouvoir politique russe puisque, dans cette séquence, il dit qu’il va se présenter à la présidentielle, puis il laisse un temps de pause et ensuite il précise… ukrainienne. C’est donc aussi une façon de mettre la pression sur certains responsables politiques russes en laissant entendre qu’il aurait aussi des ambitions présidentielles en Russie. Cela dit, le « système Poutine » ne sera pas facile à faire tomber de l’intérieur. On est plus sur une petite phrase provocante comme Prigojine en fait beaucoup. C’est trop tôt à ce stade pour avoir une idée précise de ses ambitions, à la fois politique et économique. Il semble surtout chercher à s’assurer que sa milice prospère parce que ça lui rapporte des contrats relativement juteux en Afrique. Et il souhaite être perçu comme un des éventuels responsables de la victoire en Ukraine, notamment à Bakhmout.
Pour l’instant, le conflit est dans une phase d’enlisement. Pour Vladimir Poutine, est-ce un échec ?
Je pense que l’enlisement, c’est ce qui est recherché par Vladimir Poutine. Les Russes continuent de déclarer qu’ils vont dénazifier l’Ukraine, qu’ils vont aller jusqu’au bout. Ce sont des fanfaronnades. La réalité, c’est que les Russes sont déjà assez contents d’avoir pu sauver les quinze à vingt pour cent de territoire ukrainien qu’ils ont acquis. Ils vont maintenant tenter de grignoter encore un peu de terrain et de sécuriser la majeure partie des quatre oblats (Ndlr : régions administratives) qui ont été déclarés russes en septembre dernier, mais aussi de constituer un glacier territorial autour de la Crimée. Une fois qu’ils auront réussi, leurs objectifs de guerre seront remplis. Mais ils seront très loin d’une bonne opération quand on voit la quantité de matériel, la quantité de vies humaines, le coût politique et diplomatique que les Russes laissent derrière eux. Ils ne sont pas du tout à l’équilibre par rapport à ce qu’ils ont gagné.
Atteindre ces nouveaux objectifs revus à la baisse serait-il tout de même perçu comme un succès pour Poutine ?
Au sein du pouvoir russe, tout le monde sera conscient que ce n’est pas du tout une bonne opération. Mais les communicants du Kremlin et des chaînes de télévision vont vendre à la population que, vraiment, ça valait le coup de laisser 60.000 à 80.000 morts pour cette grande et glorieuse guerre. Ils vont dérouler tout le répertoire patriotique.
L’Ukraine va vouloir récupérer ses territoires et la Russie ne voudra rien céder. Que faudra-t-il pour que cette guerre cesse ?
Certaines puissances offrent leurs bons offices pour qu’une négociation ait lieu. Il y avait par exemple, dans le texte proposé par la Chine, l’idée qu’il fallait trouver une solution conforme au droit international et à la charte des Nations unies. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les Russes rassemblent toutes leurs troupes, quittent l’Ukraine et retournent de l’autre côté de la frontière. C’est inadmissible pour le Kremlin. Du côté ukrainien, quelques mois après le début de la guerre, Zelenskydisait vouloir revenir à la situation d’avant l’invasion du 24 février 2022. Cela signifiait qu’il était prêt à négocier la situation des deux républiques séparatistes et de la Crimée, que la Russie occupait déjà. Mais l’intensification de la guerre, les bombardements sur les civils, les massacres de Boutcha… ont rendu de plus en plus difficile le fait de défendre la moindre concession vis-à-vis des Russes, dépeints comme des criminels et des destructeurs du peuple ukrainien. La fin diplomatique de la guerre interviendra peut-être si le conflit reste gelé, si d’un côté comme de l’autre on continue à perdre des hommes, de l’argent et du matériel sans que rien ne bouge sur la ligne de front. Pour l’instant, les Russes sont persuadés qu’ils peuvent continuer à épuiser les Ukrainien et les Ukrainiens continuent de penser qu’ils peuvent mener une contre-offensive dans quelques semaines.
« Vladimir Poutine ne peut pas quitter le pouvoir et espérer une retraite paisible après ce qu’il a commis »
La question d’une négociation est donc prématurée…
Oui, elle ne se pose pas pour l’instant. La question qui se pose, c’est de savoir si les Ukrainiens ont les capacités de repartir à l’assaut et de mener une contre-offensive qui leur permettrait éventuellement de se rapprocher de la Crimée ou des frontières de ces républiques séparatistes. On manque d’indices pour évaluer les pertes subies durant ces mois d’hiver. C’est ce qui explique les doutes et les inquiétudes d’un certain nombre de soutiens de l’Ukraine qui se demandent si, avec ce qu’on a déjà donné, ça va suffire pour leur permettre de renverser la vapeur dans les semaines et les mois qui viennent. D’autant que les défenses russes se sont considérablement renforcées. Ensuite, la question sera de savoir si on doit soutenir les Ukrainiens s’ils sont en capacité de reprendre la Crimée. Le risque d’escalade ne sera-t-il pas trop grand ? Les Russes seront-ils capables de monter jusqu’au seuil nucléaire s’ils perdent la Crimée ? C’est un peu tôt, mais ces questions pourraient se poser. Et c’est bien de commencer à y réfléchir…