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« On ne peut pas rester pauvre éternellement, mais devenir riche très rapidement n’est pas nécessaire non plus »

Le Bhoutan est connu pour sa politique de Bonheur national brut, inscrite dans la Constitution de 2008. Quinze ans plus tard, diriez-vous que les Bhoutanais sont plus heureux aujourd’hui ?

Lorsqu’on parle du bonheur, on ne parle pas d’une humeur passagère – je suis heureux aujourd’hui ou j’étais en colère hier. Un jeune qui n’a pas les moyens d’acheter le dernier iPhone ne sera peut-être pas content. Un fonctionnaire de niveau intermédiaire qui ne peut pas rouler avec le dernier modèle de voiture en ville non plus. Le bonheur n’est pas lié à cela. C’est un sentiment de contentement, de paix de l’esprit, de confiance en l’avenir, de fierté d’être bhoutanais. Les Bhoutanais sont-ils plus heureux aujourd’hui qu’il y a quinze ans ? C’est difficile à dire, le bonheur est un sentiment subjectif. Mais je suis sûr que oui, parce que beaucoup de choses ont changé dans le pays depuis.

Par exemple ?

Voyez ce qu’il s’est passé pendant la Covid-19. Le Bhoutan a obtenu l’un des meilleurs résultats au monde, avec un minimum de vies perdues et un taux de vaccination maximal. C’est un exemple clair de l’un des avantages d’une société qui suit les principes du Bonheur national brut, avec notre Roi, qui s’est très bien occupé du peuple durant la pandémie et en prend également soin en période de crise économique. Cela nous donne confiance.

Au pays du bonheur, le Roi soigne sa grande famille bhoutanaise face au coronavirus

Notre politique est unique et différente. Nous avons par exemple le mandat constitutionnel de maintenir l’équité intergénérationnelle en ce qui concerne les ressources naturelles. Et cela ne nous empêche pas de sortir cette année du groupe des pays les moins avancés, selon les normes des Nations unies.

Certains États, qui changent aussi de catégorie pour devenir des pays à revenu intermédiaire, comme vous, redoutent la perte des privilèges et financements accordés aux pays les moins avancés. Et vous ?

Non. Ceux qui s’inquiètent sont ceux qui espèrent toucher des aides et des subventions pour toujours. Si l’on reçoit des aides, c’est dans des domaines où nous en avons besoin. Mais lorsqu’elles ne sont pas nécessaires, je pense qu’elles devraient aller à des pays et des communautés qui en ont plus besoin que nous. C’est donc une bonne chose.

La politique du Bonheur national brut est coûteuse. Comment la financez-vous sans creuser votre dette publique, qui est déjà très élevée, ni dépendre trop de l’aide internationale ?

Coûteuse ? Cela dépend de la façon dont on voit les choses. Les soins de santé et l’éducation sont gratuits. D’un certain point de vue, c’est cher. Mais d’un autre, ce n’est pas grave, parce qu’il faut le voir comme un investissement. Cela permet aux Bhoutanais d’être en bonne santé et bien éduqués ; c’est ce qui fait la richesse du pays. Je crois fortement que le Bonheur national brut est le modèle de développement le plus durable. On ne peut pas rester pauvre éternellement, mais devenir riche très rapidement n’est pas nécessaire non plus. Il faut trouver un équilibre : s’enrichir, mais de manière progressive et durable. Nous sommes donc sur la bonne voie.

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Il faut trouver un équilibre : s’enrichir, mais de manière progressive et durable.

D’où proviennent vos ressources budgétaires ?

Des impôts payés par les Bhoutanais, de l’énergie hydroélectrique, du tourisme. Les revenus du tourisme sont fluctuants. Après la pandémie, cela prend un peu de temps pour redémarrer. Nous avons aussi modifié notre politique touristique, avec une taxe de développement durable de 200 dollars par jour.

Pour le pays du bonheur, le tourisme a un prix

Une taxe de 200 dollars par jour par personne, c’est vraiment très cher…

À côté de cela, tout est beaucoup moins cher comparé à New Delhi, Bangkok ou Singapour. Notre pays est très petit, notre capacité de prise en charge est très faible, les infrastructures sont très réduites. Nous ne pouvons pas permettre une trop grande affluence. Nous pratiquons donc un tourisme durable dans un environnement unique. Alors, oui, vous aurez peut-être l’impression de payer cher, mais si l’on considère les choses d’un point de vue holistique, maintenant et à l’avenir, alors je pense personnellement que ce n’est pas si cher. Il ne faut pas se baser sur le coût, mais sur la valeur. Nous voulons offrir un lieu unique aux visiteurs et leur donner l’impression qu’ils ne le trouveront dans aucun autre pays. Le jeu en vaut la chandelle, si vous regardez les choses sous un angle différent.

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Lotay Tshering à Bruxelles, le 21 mars 2023. ©cameriere ennio

Votre pays est l’un des très rares au monde à avoir un bilan carbone négatif et 72 % de votre territoire est couvert de forêts, mais le fait que vous ayez mis en œuvre une bonne politique climatique ne vous immunise pas contre les effets du réchauffement dans l’Himalaya. Comment garder le cap quand les résultats ne se font pas sentir sur le terrain ?

Le changement climatique est un phénomène global. Chaque individu, chaque nation a un rôle positif ou négatif à jouer. Au Bhoutan, on fait ce qu’on peut. Nous voulons encore augmenter notre couverture forestière par exemple. L’année dernière, nous avons planté plus d’un million d’arbres fruitiers, et nous allons continuer comme cela pendant cinq ans. Nous sommes en mesure de piéger trois fois plus de gaz à effet de serre que nous n’en émettons et, si nous le pouvons, nous ferons en sorte d’avoir un bilan carbone encore plus négatif.

Les premières élections se sont déroulées en 2008, lorsque le pays est devenu une démocratie. On entend encore des Bhoutanais penser que “c’était mieux avant”. Les débats enflammés divisent les communautés et les familles, ils rompent une certaine harmonie sociale. Est-ce compatible avec la politique du Bonheur national brut ?

La première élection a été un peu malheureuse, parce que nous n’avions que deux partis en lice. La plupart des habitants du pays se sont donc divisés en deux et cela a créé un sentiment de malaise. Mais, en 2013 et 2018, nous avions quatre partis et, cette année, nous en avons cinq. Dans la mesure du possible, durant mon mandat, j’ai voulu que les gens soient unis, éduqués, et qu’ils votent pour un parti qui ne recherche pas la popularité, mais qui puisse servir ce pays sur le long terme.

Vous êtes candidat à votre réélection. Comment essayez-vous de convaincre les électeurs de voter pour vous ?

Mon seul message aux électeurs, au Bhoutan et dans le monde, c’est votez avec votre cerveau, pas avec votre cœur. Les décisions prises par le cerveau sont toujours meilleures que celles prises par le cœur.

Mon seul message aux électeurs, au Bhoutan et dans le monde, c’est votez avec votre cerveau.

Votre voisin septentrional, la Chine, commet des intrusions sur votre territoire. En 2017, l’Armée populaire de libération avait entrepris de construire une route sur le plateau du Doklam, dans l’ouest du Bhoutan, ce qui avait donné lieu à une poussée de fièvre avec les soldats indiens. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Le Doklam est un point de jonction entre l’Inde, la Chine et le Bhoutan. Ce n’est pas au Bhoutan seul de régler le problème. Nous sommes trois. Il n’y a pas de grand ou de petit pays, il y a trois pays égaux, comptant chacun pour un tiers. Nous sommes prêts. Dès que les deux autres parties seront prêtes aussi, on pourra discuter. L’Inde et la Chine ont des problèmes tout au long de leur frontière. Nous attendons donc de voir comment elles régleront leurs différends.

En 2021, le tibétologue britannique Robbie Barnett a établi que la Chine grignotait des parties de votre territoire dans le Nord, en y construisant des villages et des avant-postes militaires et fortifiés. Le Bhoutan est resté très discret sur ces questions. Où en sont les pourparlers censés démarquer la frontière sino-bhoutanaise ?

Nous ne rencontrons pas de problèmes frontaliers majeurs avec la Chine, mais certains territoires ne sont pas encore délimités. Nous devons encore en discuter et tracer une ligne. Nous sommes arrivés à nous comprendre. Le mois dernier, une délégation bhoutanaise s’est rendue en Chine et nous attendons maintenant la venue au Bhoutan d’une équipe technique chinoise. Après une ou deux réunions supplémentaires, nous serons probablement en mesure de tracer une ligne de démarcation. Beaucoup d’informations circulent dans les médias sur les installations chinoises au Bhoutan. Nous n’en faisons pas une affaire parce qu’elles ne se trouvent pas au Bhoutan. Nous l’avons dit catégoriquement, il n’y a pas d’intrusion telle que mentionnée dans les médias. Il s’agit d’une frontière internationale et nous savons exactement ce qui nous appartient.