« On a oublié de nous dire merci »… Emmanuel Macron exagère-t-il sur la présence militaire française en Afrique ?
«Je crois qu’on a oublié de nous dire merci », a déclaré Emmanuel Macron, lundi, à propos des dirigeants africains et de l’intervention militaire de la France au Sahel « contre le terrorisme depuis 2013 ». « Aucun d’entre eux ne serait avec un pays souverain si l’armée française ne s’était pas déployée dans cette région », a-t-il ajouté lors de la conférence des ambassadeurs et ambassadrices à Paris, créant de vives réactions en France et en Afrique.
Le président tchadien Mahamat Idriss Déby Itno s’est dit « indigné » par ses propos, jugeant son attitude « méprisante à l’égard de l’Afrique et des Africains ». Ousmane Sonko, Premier ministre du Sénégal, a quant à lui, réagi dans une longue publication sur X, répliquant : « Constatons que la France n’a ni la capacité ni la légitimité pour assurer à l’Afrique sa sécurité et sa souveraineté. »
Au-delà de la forme, le chef d’Etat français a-t-il « raison » ? Quel est le bilan des dix ans d’opération militaire dans ce territoire ? Comment ces déclarations peuvent-elles être reçues ? 20 Minutes fait le point.
Serval, Barkhane… Plus de dix ans d’opérations militaires au Sahel
Comme le rappelle l’Oxfam, la France est intervenue sur ces territoires pour lutter contre le « terrorisme international » et contre « l’émergence du djihadisme ». Dès janvier 2013, via l’opération Serval, elle envoie 1.700 soldats pour arrêter l’avancée des groupes armés vers Bamako et y parvient en trois mois. Elle enchaîne avec l’opération Barkhane pour « contrôler cette progression » dans la région du Sahel. Le Tchad était le dernier point d’ancrage de la France au Sahel, où elle a compté jusqu’à plus de 5.000 militaires dans le cadre de cette opération antidjihadiste, stoppée fin novembre 2022.
Un bilan mitigé de l’intervention française
« Concrètement, on pourrait penser qu’il y a un échec de l’opération Barkhane car il n’y a pas eu la fin du terrorisme, observe Caroline Roussy, directrice de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et responsable du programme Afrique/s. D’ailleurs, quand la France est intervenue au Mali, les terroristes se sont réfugiés dans des pays limitrophes et c’est de cette manière que les réseaux se sont reconstitués. »
« Mais depuis la fin de cette présence militaire, l’insécurité s’est également accrue, nuance la directrice de recherche de l’Iris. On ne peut tirer qu’un bilan mitigé et décevant pour les populations qui attendaient beaucoup de la part de la France. »
Selon l’Oxfam, l’intervention française n’a pas permis de mettre fin à l’insécurité grandissante dans la région du Sahel. Au contraire. « La situation s’est dégradée : initialement circonscrite au Mali, l’insécurité s’est étendue et touche désormais le Burkina Faso, le Niger mais également le Bénin, et menace d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, tels que la Côte d’Ivoire. Trois pays accompagnés ont fait l’objet de coups d’État militaires en un an », faisait le bilan, en décembre 2022, l’ONG, un mois après l’annonce officielle d’Emmanuel Macron sur la fin de l’opération Barkhane.
Macron a-t-il raison sur la question de la souveraineté ?
« Ce n’est pas en posant une hypothèse simpliste qu’on peut avoir une réponse automatique », estime Caroline Roussy. D’après elle, ce n’est pas de cette manière qu’on « écrit l’Histoire ». « L’Histoire est un faisceau de causalités, il faut de restituer des rythmes, des logiques, poursuit-elle. Dans ces souverainetés africaines, il y a peut-être une grande part endogène également. Donc, je trouve que cette réflexion, par l’absurde, est complètement méprisante. »
La spécialiste complète que c’est même « abusif » de parler de « souveraineté » pour certains Etats. « On n’a pas vu que les autorités des dix pays avaient pu reprendre pieds sur la totalité des territoires dans lesquels la France est intervenue », note-t-elle.
La France a-t-elle, au contraire, déstabiliser certains territoires, comme l’affirme Ousmane Sonko ?
« La France a contribué à la déstabilisation du Sahel en n’écoutant pas les autorités locales à l’époque, sur l’intervention en Libye, oui, affirme Caroline Roussy. Plus de dix ans après, le Sahel est déstabilisé et touche de proche en proche les pays du golfe de Guinée. »
« Mais dès qu’on touche à l’Histoire, c’est complexe. On peut dire aussi, dans une autre mesure, qu’elle a déstabilisé le continent africain en participant à la colonisation », souligne Caroline Roussy.
La France doit-elle recevoir des remerciements pour ses actions au Sahel ?
Pour Caroline Roussy, c’est « compliqué ». « Pour dire merci, il faut être dans une mémoire commune et on voit bien qu’on est en plein conflit mémoriel avec une incompréhension totale, constate-t-elle. Pour les commémorations, il faut une histoire qu’on souhaite écrire en commun. Actuellement, entre la France et les pays d’Afrique, la séquence n’est pas aux remerciements. »
Elle pointe cependant qu’en tenant ce genre de propos, Emmanuel Macron « balaie complètement d’un revers de la main, toute intervention des forces de défense et de sécurité des pays ». « C’est comme s’il n’y avait pas eu d’engagement de la part des pays concerné, appuie-t-elle. C’est une insulte de plus pour les pays africains. La colère ne va faire que grandir. » Déjà il y a deux ans, l’Oxfam notait dans son rapport que la présence militaire française faisait « l’objet d’une contestation croissante » avec la multiplication de manifestations « anti-Français ».
Quel est l’effet recherché par Emmanuel Macron avec ce genre de déclarations ?
« Aucune idée », répond la spécialiste. Avant d’ajouter : « Peut-être qu’il est un peu déçu de l’investissement qu’il a souhaité engager dans cette Afrique francophone et des résultats qui ne sont pas à la hauteur de ce qu’il aurait pu espérer… »
Notre dossier sur le Sahel
« Mais ça ne peut que créer de la crispation et de l’animosité et surtout, être mal reçu. D’autant que ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron fait ce genre de réflexions. Pourquoi réitérer, pourquoi persister ? On a l’impression qu’il ne comprend pas que son attitude envers les pays africains doit changer », conclut-elle.