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Narcisse Pelletier, “le sauvage blanc” arraché par deux fois aux siens

Le Saint-Paul, là où tout commence

L’histoire de Narcisse Pelletier débute en août 1957. Âgé de 13 ans, l’adolescent embarque comme mousse sur le Saint-Paul, un immense trois-mâts chargé d’apporter une cargaison de vins à Bombay, en Inde. Enfant assez turbulent, Narcisse vient d’être renvoyé de l’école et son père décide de le pousser vers le milieu marin, comme apprenti chargé des corvées sur un navire. Lorsqu’il embarque à bord du Saint-Paul, commandé par le capitaine Eugène Pinard, Narcisse sait qu’il est parti pour une aventure de plusieurs mois. Mais il est loin de s’imaginer que sa vie s’apprête à prendre un tournant inattendu.

Sur le bateau, l’équipage est composé d’une vingtaine de membres. Le voyage jusqu’à Bombay se déroule sans encombre et la mission est remplie à la perfection. Désireux de faire commerce et obtenir davantage d’or, le capitaine Pinard prend alors la décision de se diriger vers la colonie britannique de Hong Kong afin d’y recruter des travailleurs chinois. Son intention est de le envoyer dans les mines d’or près de Sydney, où la main-d’œuvre manque. Eugène Pinard réussit à convaincre 317 Chinois qui embarquent à leur tour sur le trois-mâts. Mais à bord, les provisions commencent à manquer et le capitaine, de peur que les travailleurs chinois, rationnés en nourriture, ne se révoltent, choisit d’accélérer le voyage. Il fait emprunter à son équipage un itinéraire plus rapide mais ce trajet présente également plus de risques. Dans la nuit du 11 septembre 1858, le destin des marins bascule…

Le Saint-Paul, qui vogue sur une mer agitée et sans grande visibilité, heurte un récif au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Très endommagé, le bateau menace de couler. Tout l’équipage ainsi que les travailleurs chinois fuient et trouvent refuge sur un îlot tout proche. Cherchant de quoi se ravitailler sur l’île située en face, la plupart des marins se font attaquer par les aborigènes. Seule une dizaine de membres de l’équipage survivent à l’assaut, dont Narcisse qui est blessé à la tête. Conscient du danger, le capitaine Pinard décide de fuir les lieux en pleine nuit. Si les Chinois sont laissés pour compte, Narcisse, lui, parvient à grimper sur la chaloupe in extremis.

Durant environ dix jours, les hommes naviguent et survivent comme ils le peuvent. Ils finissent par arriver au large de la péninsule du Cap d’York, au nord-est de l’Australie. Assoiffé et affamé, l’équipage n’a d’autre choix que d’accoster sur ces terres inconnues. Mais Narcisse, seulement âgé de 14 ans et affaibli par sa blessure, est à la traîne et ses compagnons l’abandonnent finalement à son triste sort, reprenant la mer sans lui.

Narcisse Pelletier
Narcisse Pelletier ©WikiCommons

D’abord abandonné, puis adopté

Désespéré, Narcisse craint de se faire à nouveau attaquer. Mais les aborigènes qui le découvrent, bien que méfiants, vont finalement se montrer bienveillants. Narcisse leur tend le récipient en fer-blanc qui lui sert de tasse et qui attire leur regard. En échange, ces hommes complètement nus lui trouvent à manger. C’est ainsi que la nouvelle vie de Narcisse commence.

Les jours suivants, l’adolescent comprend que l’un des hommes de la communauté souhaite l’adopter et le rebaptiser. Il devient alors très vite Amglo, nouveau membre de cette tribu appelée « Uutaalnganu ». Les femmes du clan prennent soin de lui afin de le remettre sur pied, tandis que petit à petit, il apprend les habitudes quotidiennes de sa nouvelle famille. Lui qui ne parlait pas un mot de la langue locale apprend au fil des jours à se faire comprendre. Fort de son expérience en mer, Narcisse devient chasseur-cueilleur-pêcheur, au grand bonheur des « Uutaalnganu » qui lui découvrent des qualités innées pour la pêche.

Ses débuts en Australie ne sont pourtant pas évidents: le jeune Vendéen ne se sent pas chez lui et pense beaucoup à sa vie en France. Les navires occidentaux qui passent le long des côtes n’échappent pas à son regard et l’attirent comme un aimant. Les années passants, il va cependant s’accoutumer à ses nouvelles terres. Il tisse des relations fortes avec son père d’adoption, ainsi qu’avec les autres membres de sa famille aborigène et de la tribu.

Devenu un jeune adulte, Amglo s’adapte aux rites et coutumes des « Uutaalnganu ». Il finit par se laisser percer l’oreille droite et placer un long coquillage en travers du nez, comme tous les autres membres de la tribu. Son torse est également scarifié: de larges entailles y sont réalisées, laissant de larges cicatrices sur son corps.

Narcisse Pelletier
©The Graphic for www.bridgemanimages.com

« Au lieu d’avoir été secouru, Narcisse a été kidnappé »

Si le jeune blanc de peau aux cheveux roux passe maintenant presque inaperçu au milieu des « Uutaalnganu », il attire cependant le regard des équipages des bateaux britanniques qui naviguent de temps à autre le long de la côte australienne. Un jour d’avril 1875, son destin bascule à nouveau.

Ce jour-là, l’équipage du John Bell vient faire un peu de commerce avec les habitants « Uutaalnganu ». Le capitaine du navire, John Frazer, a l’œil attiré par Amglo, qu’il identifie rapidement comme un Européen. Le pensant prisonnier, il décide sans tarder de le « délivrer » de la tribu qui le retient. Son stratagème marche: il invite Amglo à monter sur le John Bell, afin d’y découvrir de belles marchandises qu’il pourra ensuite rapporter à son clan. Sauf qu’une fois “l’aborigène blanc” à bord, John Frazer le retient contre son gré et largue les amarres.

Amglo, qui ne pratique plus que la langue des « Uutaalnganu », n’est pas en mesure d’expliquer que la tribu l’a en réalité adopté. Le John Bell l’emmène alors vers la colonie britannique de Somerset, à Brisbane, où on le présente aux autorités coloniales. Là, Amglo – forcé à redevenir Narcisse – écrit une lettre à ses parents, dans un français approximatif qui lui revient par bribes, pour leur signaler qu’il est en vie. Plus d’un mois plus tard, il embarque sur le Brisbane à destination de Sydney. Toujours peu à l’aise face à des Occidentaux qu’il n’a plus côtoyés depuis 17 ans, Narcisse fait la connaissance de Sir John Ottley, un lieutenant ayant étudié à Paris. Ce dernier le prend sous son aile et récolte le premier témoignage de Narcisse, en français.

Cette rencontre entre les deux hommes va également donner lieu à un article du Times, publié le 21 juillet 1875. Ecrit par un baron présent à bord du Brisbane, le papier relate l’histoire du jeune mousse naufragé et va faire le tour du monde. “Le sentiment de Narcisse était qu’au lieu d’avoir été secouru, il avait été kidnappé”, est-il écrit au sujet du “sauvage blanc”.

De Sydney, Narcisse arrive à Toulon, Paris puis, huis mois plus tard, à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, où le village fête son retour en grande pompe. Il obtient dans la foulée un emploi de gardien de phare à Saint-Nazaire, qu’il occupera jusqu’à sa mort en septembre 1894, à l’âge de seulement 50 ans.

Narcisse Pelletier
Narcisse Pelletier après son « enlèvement » par l’équipage de John Frazer. À gauche, on l’a fait se rhabiller, après des années sans porter aucun vêtement. ©© Collection de la Royal Historical Society of Queensland, Australie.

C’est en 1876 que sort le premier récit ethnographique sur la vie aborigène de Narcisse, écrit par le docteur Constant Merland. “Dix-sept ans chez les sauvages” relate l’adolescence et le passage à l’âge adulte du Vendéen, dans cette communauté « Uutaalnganu » que les Occidentaux, Merland compris, considèrent toujours à cette époque comme une population de “sauvages”, aux manières et rites « inhumains ». Tout au long de sa vie, Narcisse Pelletier n’arrivera d’ailleurs jamais à se défaire de cette étiquette de « sauvage blanc ».

À Saint-Gilles-Croix-de-Vie, son incroyable histoire continue d’être racontée aux jeunes générations, tout comme à Saint-Nazaire où il a vécu la fin de sa vie. Des expositions dans plusieurs coins de France, un documentaire, et même une série de BD (dessinée par Chanouga) racontent l’histoire du célèbre naufragé et amènent un regard neuf sur la vie d’aborigène de Narcisse et son incroyable capacité d’adaptation à un quotidien qui lui était totalement étranger. En complément du livre du docteur Merland, qui brosse un portrait peu avantageux des « Uutaalnganu », la spécialiste australienne de l’anthropologie Stéphanie Anderson (dans « Narcisse Pelletier, naufragé aborigène », sorti en 2021) s’est penchée sur le vécu de Narcisse Pelletier, y apportant un regard contemporain et des précisions indispensables pour comprendre la vie des peuples aborigènes d’Australie.