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Les inconnues du vote kurde à l’approche des élections en Turquie: « Ces derniers temps, je constate que les gens sont de plus en plus apolitiques »

Ces derniers temps, je constate autour de moi que les gens sont de plus en plus apolitiques. À un moment, on a pensé que les pressions sur le mouvement kurde allaient nourrir encore plus de colère parmi la population. Force est de constater que ce n’est pas le cas”, regrette-t-il. Comme beaucoup de jeunes de son entourage, il a suivi de près le méthodique travail de sape orchestré par la coalition islamo-nationaliste au pouvoir contre le mouvement kurde depuis 2015.

Une nouvelle opération de grande ampleur a été organisée la semaine dernière dans vingt et une régions du pays, avec comme épicentre Diyarbakir, et s’est soldée par 141 mises en garde à vue et 48 incarcérations. Le coup de filet visant des avocats, des journalistes et des artistes actifs politiquement a suscité de vives critiques dans la “capitale” des régions kurdes. Deux journalistes ont été également mis en prison mercredi 3 mai, alors que la profession célèbre à cette date la Journée mondiale de la liberté de la presse. Tout un symbole…

Les Kurdes sous extrême pression à la veille des élections en Turquie

Base fidèle et disciplinée

La procédure de fermeture du Parti démocratique des peuples (HDP) lancée auprès de la Cour constitutionnelle en juin 2021 aurait pu rendre orphelins près de 6 millions d’électeurs si le parti n’avait pas anticipé et réalisé un tour de passe-passe administratif. L’ensemble de ses élus et candidats ont investi la petite formation politique de la Gauche verte (YSP) pour éviter de se voir privés de représentation aux élections législatives et présidentielle.

Crédité d’environ 12 % des intentions de vote dans les enquêtes d’opinion, le parti pro-kurde conserve une base électorale fidèle, réputée disciplinée. Après avoir renoncé à présenter un candidat, la coalition du Travail et de la Liberté, dirigée par le parti du YSP, a appelé à voter pour le candidat de la “Table de six”, Kemal Kiliçdaroglu, le 28 avril. Le leader du Parti républicain du peuple (CHP) avait explosé les records de vue sur les réseaux sociaux avec ses capsules vidéo de quelques minutes touchant aux grandes problématiques de société, comme celles intitulées “Les Kurdes”, ou “Les Alévis”.

Assis dans la cour fraîche d’un han (cour carrée historiquement utilisée comme des étapes sur les routes commerciales) de Diyarbakir, Ayşe, Baran, Necati et Ali sirotent un jus d’hibiscus et échangent sur leurs désillusions et leurs espoirs. Comme près de 5 millions de primo votants, ils glisseront pour la première fois un bulletin dans l’urne le 14 mai. “Le CHP développe un discours rassembleur qui me plaît”, reconnaît Ayşe, 23 ans, étudiante en droit à l’Université du Tigre.

Tous ont un souvenir amer du retour de la guerre dans les villes, en 2015, avec la reprise des affrontements entre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et l’armée turque. Tous ont perdu un frère, une sœur, un cousin, un ami, et nourrissent un imaginaire politique désormais bien éloigné des idéaux révolutionnaires de leurs aînés. “La lutte armée n’est plus une option”, confirme Ali.

L’antidote à tous les maux

Comme Ayşe, Necati soutient le YSP. Il suivra la consigne de vote pour Kemal Kiliçdaroglu à la présidentielle mais réserve son bulletin pour le candidat du CHP aux législatives. “Le YSP aura de toute façon la majorité des sièges pour Diyarbakir. Alors je trouve important qu’un homme politique comme Sezgin Tanrikulu (candidat du CHP, NdlR) siège au Parlement pour la région”, explique-t-il.

Alourdi par l’héritage d’une République turque oppressive pour les minorités, le CHP peine à se départir de l’image d’un parti d’élite turc, aux réflexes plus nationalistes qu’inclusifs. Pourtant, les récentes enquêtes d’opinion sur les tendances électorales du “vote kurde” prévoient un bond de 2,7 % à 9,8 % pour le CHP dans quatre grandes villes du sud-est, par rapport aux élections de 2018.

“Le HDP (YSP) vit une crise de leadership”, confirme Roj Girasun, directeur de l’institut de sondages Rawest. “Dans nos enquêtes, nous constatons que le HDP perd du terrain […] et le CHP est devenu un parti fréquentable. Ici, ces électeurs ne sont pas nécessairement idéologiquement convaincus, mais sont d’accord pour voter pour le parti”, poursuit-il, confirmant l’image d’un parti porteur de changement institutionnel sur la question kurde.

Si les objectifs de démocratie, de justice et de paix précisés dans la feuille de route du parti pro-kurde en septembre 2021 recoupent les chapitres du protocole d’accord de la “Table des Six” (ou Alliance de la Nation, coalition d’opposition), l’absence de mention de la question kurde dans le programme de cette dernière a soulevé des interrogations sur sa capacité à élaborer des solutions concrètes au-delà des promesses de campagne.

Pour l’heure, la restauration d’un régime parlementaire et le retour aux standards démocratiques sont présentés comme l’antidote à tous les maux d’une société ultra-polarisée et usée par l’autoritarisme d’un pouvoir en perte de vitesse.