Les Etats membres accouchent dans la douleur d’un accord « historique » sur la politique migratoire européenne

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Peu osaient y croire, bien qu’un accord semblait cette fois proche, plus proche que jamais depuis la crise de l’asile de 2015. L’unanimité n’était pourtant pas requise pour valider ces réformes, qui fixent enfin l’équilibre entre la responsabilité qui pèse sur les États membres dessinant la frontière de l’Union pour gérer la migration et d’autre part, la solidarité européenne sur laquelle ils doivent pouvoir compter pour relever ce défi. Mais le clivage entre les Vingt-sept était tel que le compromis mis sur la table par la Suède, qui occupe la présidence du Conseil de l’UE, a même eu du mal à rassembler une majorité qualifiée d’États membres (minimum 15, représentant 65 % de la population européenne).
Surtout, qu’il ne fallait pas n’importe quelle majorité. La Pologne et la Hongrie, grands détracteurs de la migration, avaient d’emblée montré leur opposition, de sorte que leur vote négatif était pris pour acquis. Le ministre hongrois Bence Retvari a a d’ailleurs prévenu : « j’aborderai ce sujet au Conseil européen », au niveau des leaders des Vingt-sept. C’est là que la Hongrie aurait voulu voir aboutir le débat, puisque là, les décisions se font au consensus. Jeudi, l’enjeu était surtout de rallier les premiers concernés par la pression migratoire, comme la Grèce, Chypre, Malte et surtout l’Italie. Or jeudi en fin d’après-midi, après des heures de débat – « stérile », selon les mots d’un diplomate – et de négociations, ces pays exprimaient, tour à tour, leurs réserves… La Suède a poursuivi cependant les efforts pour trouver in extremis une solution, convaincue que c’est le moment ou jamais pour conclure un accord. « Il n’y a aucune excuse de ne pas arriver à un accord », prévenait quant à elle Maria Malmer Stenergard, ministre de l’Immigration suédoise.
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Si Malte s’est abstenue, l’Italie a finalement fini par se joindre au compromis, qui se veut être le meilleur possible pour contenter des positions extrêmement opposées des Vingt-sept. Après tout, il « mécontente tout le monde de façon égale », comme l’observait au début de la réunion, Nicole de Moor secrétaire d’État belge à l’Asile et la Migration. À l’heure d’écrire ces lignes, les modifications de dernière minute qui ont permis d’arracher un accord sur les points majeurs de tension n’étaient pas toutes connues.
Des procédures obligatoires à la frontière
C’est l’une des grandes nouveautés : établir des procédures aux frontières de l’Union, afin d’évaluer d’emblée les chances d’un demandeur d’asile d’obtenir le statut de réfugié. Cette tâche reviendra donc aux États membres situés en première ligne des arrivées et qui seraient donc obligés – en plus d’enregistrer les migrants qui arrivent, comme ils le font (en théorie) actuellement – d’effectuer ce « tri » préliminaire, juste à l’entrée sur leur territoire.
Cette procédure d’asile « express » est censée durer maximum 12 semaines (ou 16 dans des cas exceptionnels). Soit le migrant peut prétendre à l’asile, au vu de la situation dans son pays d’origine et de son cas individuel (risque de persécution pour ses opinions politiques, son identité sexuelle, etc.) Dans ce cas, la personne doit être autorisée à entrer sur le territoire de l’État membre, pour y être accueillie le temps de poursuivre une procédure « classique » de demande d’asile.
Soit il est estimé que le candidat à l’asile a peu de chances d’obtenir une protection internationale. C’est notamment le cas si les décisions positives délivrées pour ses compatriotes représentent moins de 20 % des décisions visant les ressortissants de ce pays tiers. La situation personnelle de cet individu sera quand même évaluée, mais de manière accélérée. Si rien n’indique qu’il a besoin d’une protection, il devra retourner dans son pays d’origine ou… même dans un autre, tant qu’il n’y encourt aucun danger.
Des retours express, oui mais vers quels pays tiers sûrs ?
Intervient ici le concept de « pays sûr » et ainsi l’un des points de tension entre les États membres. L’accélération des retours – au point de les réaliser en quelques semaines, dans le cadre de la procédure aux frontières – conditionne presque le succès de ce nouveau système. Afin d’y parvenir, la volonté partagée par tous les Vingt-sept est donc de multiplier les accords avec beaucoup de pays, pour y renvoyer des candidats à l’asile déboutés. Quitte à rendre l’UE davantage dépendante d’autres États pour sa politique migratoire…
Se pose néanmoins la question d’un « lien » plus ou moins fort qui doit quand même exister entre le migrant et le « pays tiers sûr » (outre son pays d’origine) vers lequel il pourrait être renvoyé. Divers critères étaient évoqués (un précédent séjour, des liens familiaux, linguistiques ou culturels, etc.). Certains États membres, à commencer par ceux sous forte pression migratoire, estimaient cependant qu’un simple passage par ce pays sur la route vers l’Union suffirait, ou même qu’il ne faut pas à ce stade s’encombrer de critères du tout. Exigeant le moins de contraintes possible, l’Italie, soutenue par Malte ou l’Autriche, en avait fait jeudi après-midi un motif pour rejeter l’accord… Rome aura finalement écarté « les restrictions qui auraient exclu certains pays tiers ».
Des camps de détention ?
Le compromis prévoit que les migrants peuvent être détenus pendant la durée de cette procédure aux frontières. L’expérience des « hotspots » a pourtant montré à l’Union combien cette idée de « trier » rapidement les migrants à ses frontières peut être illusoire. En 2016, c’est cette « solution » qui avait été implémentée sur les îles grecques, devenues des centres de détention à ciel ouvert, dans le cadre de l’accord passé avec la Turquie pour diminuer les flux migratoires vers l’UE. L’histoire en retiendra surtout les images de milliers migrants entassés dans des camps surpeuplés, condamnés à vivre dans des conditions insalubres, alors que le système grec saturait, que les décisions sur les demandes d’asile traînaient, tout comme les renvois de Syriens en Turquie, prévus par l’accord.
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« La proposition relative aux frontières n’est qu’une copie conforme du modèle défaillant observé sur les îles grecques. Elle enfermera les réfugiés, y compris les enfants, à un coût énorme, dans des centres ressemblant à des prisons aux confins de l’Europe », a déploré l’ONG Oxfam. Mais si le principe de détention était acquis, c’est le sort des enfants qui divisait les États membres. L’Allemagne, tout comme la Belgique, étaient de ceux qui plaidaient pour ne pas enfermer des mineurs non accompagnés ou des familles avec des enfants de moins de douze ans. Mais d’autres ne souhaitaient pas trop faire d’exceptions. « Nous devons éviter que des enfants soient envoyés dans un voyage très dangereux vers l’Europe« , plaidait le ministre néerlandais.
En fin de compte, les enfants ne pourront pas être enfermés, a confirmé la secrétaire d’Etat de Moor.
Un règlement de Dublin (plus ou moins) réformé
Malgré les promesses de fonds européens, les pays du Sud savent à quel point cette procédure risque d’être un défi opérationnel et administratif. Mais surtout, une lourde responsabilité politique. Car en vertu du règlement de Dublin, ce sont les États membres par lequel un migrant est entré dans l’Union qui est chargée de traiter sa demande d’asile, de l’accueillir ou de le renvoyer.
Ce principe ne disparaîtra pas. Au contraire, « Dublin serait à nouveau opérationnel », résumait mercredi un diplomate européen. La durée pendant laquelle un État de première entrée est responsable d’un migrant devait être même prolongée d’un an à deux ans. Cela se veut être un gage pour les pays, comme la Belgique, qui sont la destination de « mouvements secondaires » des migrants poursuivant malgré tout leur route dans l’Union et l’espace de libre circulation européen. Ceux-ci peuvent (en théorie) être renvoyés – « dublinés » en jargon européen – vers les États de première entrée tant qu’ils en sont responsables. Mais ce système connaît des difficultés – c’est un euphémisme – ces dernières années. Se plaignant de l’absence de solidarité des autres, les pays de première entrée suspendent ou rendent difficiles ces transferts, quand ils ne s’arrangent pas pour ne pas enregistrer du tout les migrants entrant sur leur sol et ainsi s’en affranchir…
La solidarité devient obligatoire, mais pas la relocalisation…
Là est tout l’enjeu : tenter de mettre fin à cette situation, synonyme de chaos migratoire dans l’esprit de beaucoup d’électeurs. « D’un point de vue politique, on peut gagner ou perdre des élections sur la migration dans n’importe quel État membre », constatait mercredi une source européenne. Et une chose est claire : toute la charge de la gestion de la migration ne peut pas reposer sur les pays de première entrée. Selon la réforme proposée, la solidarité deviendra donc o-bli-ga-toire – non plus tributaire de la bonne volonté ou des contraintes politiques de chacun. Un État pourrait en bénéficier dès qu’il serait soumis à une trop forte pression migratoire. Sans surprise, déterminer ce qu’une « pression » signifie a fait l’objet de débats.
Mais c’est la manière d’exprimer cette solidarité qui a particulièrement divisé les Vingt-sept. Les pays du Sud exigent surtout de partager équitablement l’accueil des demandeurs d’asile à travers l’Union. En 2015, la seule tentative de relocaliser équitablement des réfugiés a échoué, laissant les Européens avec un traumatisme politique. Les pays d’Europe centrale et orientale s’y étaient violemment opposés. Et s’y opposent toujours.
La Suède propose donc de relocaliser minimum 30 000 migrants par an dans l’UE, selon une clé de distribution qui prendrait en compte l’économie et la population des États membres. Pour la Belgique, le pourcentage serait fixé à 3,19% du total des demandeurs d’asile à relocaliser. Mais ceux qui ne voudraient pas se prêter à cet exercice auraient d’autres moyens de faire preuve de solidarité, qui seront tout autant appréciés. Ils peuvent ainsi fournir de l’aide opérationnelle et surtout une contribution financière. Refuser d’assumer sa juste part de relocalisations aurait un prix : soit 20 000 euros par migrant qu’un pays refuse d’accueillir. Il n’en fallait pas plus pour provoquer l’indignation à l’Est du continent. « Il ne peut y avoir aucune amende », a plaidé le ministre polonais Grodecki. Son homologue tchèque a lui mis en avant le fait que son pays a accueilli un grand nombre de réfugiés ukrainiens – dont il n’est pas question ici, puisqu’une protection temporaire leur a été automatiquement accordée. Cette réalité vaut pour tous les États membres voisins ou proches de l’Ukraine.
Pendant ce temps, les pays du Sud, comme Malte, dénonçaient une « solidarité plutôt flexible et assez faible ». Même si l’Italie a obtenu que les « cas des migrants rescapés en mer soient considérés comme relevant de la responsabilité de l’Union européenne ».
In fine, après avoir répété ce débat pendant huit ans, un accord a fini par être trouvé.