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L’émergence d’une “voyoucratie » en Israël: pour ses 75 ans, le pays est-il déstabilisé par ses extrêmes ?

Visuellement, cette masse compacte et bon enfant est impressionnante. On annonce 260 000 personnes dans la capitale, d’autres rassemblements – certes moins importants – dans les villes de Jérusalem, Haïfa et Kfar Saba, et l’on se demande un temps si ce samedi 8 avril n’est pas le jour de la fête nationale. Mais les manifestants – bien que patriotes – ont un autre cri de ralliement à la bouche : “Démocratie !” Pour le seizième week-end consécutif, voilà les Israéliens dans la rue, pour manifester contre leurs propres représentants.

Manifestations dans les rues de Tel Aviv le samedi 6 mai, dans ce cas précis, pour dénoncer les violences faites aux femmes.
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Le 29 décembre dernier, un an et demi après avoir été chassé du pouvoir pour corruption, Benjamin Netanyahou annonçait son retour au poste de Premier ministre avec ses nouveaux alliés issus de l’extrême droite : Itamar Ben-Gvir (Force Juive, ministre de la sécurité publique) et Bezalel Smotrich (Parti sioniste religieux, ministre des finances et “gouverneur de la Cisjordanie), figures de proue des suprémacistes juifs et des ultranationalistes religieux. Quatre jours plus tard, ce nouveau gouvernement dévoilait un projet de réforme de la justice destiné à limiter les prérogatives de la Cour suprême pour, de facto, se soustraire à toute forme de contre-pouvoir.

Pour Israël, une guerre à fronts variables

Cinq mois de manifestations

Réputé fin stratège “Bibi” pensait sans doute faire passer la pilule, mais 20 000, 50 000 puis… 200 000 Israéliens de gauche comme de droite se mirent à battre le pavé chaque samedi. Et la suspension provisoire de ce projet de réforme par M. Netanyahou en mars n’eût pas l’effet escompté. Cinq mois plus tard, alors qu’Israël célèbre les 75 ans de sa création par David Ben Gourion ce dimanche 14 mai, le peuple est encore dans la rue.

Benyamin Netanyahou et Bezalel Smotrich
©AP

C’est une crise, mais une crise magnifique” s’enthousiasme étonnamment Denis Charbit lorsque nous lui demandons si Israël n’est pas englué dans une profonde crise politique et identitaire. “Parce que nous manifestons désormais pour quelque chose de fondamental”, poursuit ce spécialiste du sionisme et professeur de science politique à l’Open University Of Israël. “Avant, les manifestations tournaient autour de Netanyahou, la corruption ou le coût de la vie, c’était très personnalisé. Cette fois, le thème est beaucoup plus profond. On se pose d’autres questions : “Qu’est-ce qu’un État juif ? Qu’est-ce que l’israélité ? Jusqu’où le religieux peut-il avoir un impact ? Qu’est-ce que c’est que cette métamorphose qui nous fait peur ? Cela peut paraître paradoxal, mais c’est le plus beau cadeau d’anniversaire qu’on ait pu faire à Israël”.

”La société est polarisée”

Aussi massives et durables soient-elles, ces manifestations – comme l’arrivée de l’ultra-droite au pouvoir – ne sont-elles pas le signe d’une fracture susceptible de fragiliser l’État hébreu de l’intérieur ? “C’est vrai, la société est polarisée, confirme Denis Charbit. Israël est un état juif et démocratique. Pour certains, la judaïté vient en premier, pour d’autres c’est la démocratie, mais un compromis a toujours été trouvé entre les deux. Ces derniers mois, certains ont pensé pouvoir faire sauter le volet démocratique pour nous transformer en régime illibéral comme la Pologne, la Hongrie, Trump ou Bolsonaro. Mais, ce faisant, ils ont réveillé l’opinion publique.”

Itamar Ben-Gvir, le 25 avril 2023
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Est-il judicieux de choisir l’État d’Israël comme partenaire privilégié dans la lutte contre l’antisémitisme ?

Il faut bien comprendre que ces manifestations ne sont pas organisées par les partis de l’opposition, précise le politologue israélien. On n’y retrouve pas juste les quinquagénaires ou les bourgeois, mais également les jeunes, les élites économiques et les élites militaires, qui tiennent le pays et se demandent s’il faut continuer à payer des impôts ici s’ils n’ont plus aucun impact sur ce qui s’y passe en politique. Rien n’est joué mais le gouvernement a bien compris qu’il ne pouvait pas tout faire.”

L’émergence d’une “voyoucratie”

L’extrême droite n’en demeure pas moins au pouvoir, où elle a été élue par une partie de la population. Dans une société en pleine évolution démographique dont les équilibres entre Juifs, Arabes, laïcs et religieux sont déstabilisés, et dans une tendance générale à la polarisation, cette montée des extrêmes était sans doute prévisible. “Je vais être honnête avec vous : je ne pense pas, répond Denis Charbit. Parce que Benjamin Netanhayou a réussi là où d’autres avaient échoué avant lui : depuis 2014, on ne négocie plus avec les Palestiniens. Cela aurait dû suffire à donner des garanties à ses troupes. On ne s’attendait pas à voir arriver au pouvoir des gens porteurs d’un message comme ‘puisque tout va bien, on va avancer encore un peu plus, on va aller vers l’annexion’”.

Manifestations à Tel Aviv.
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Pour Frédéric Encel, directeur de recherche à l’Institut français de géopolitique, cet affrontement au sein même de la société israélienne n’est pas réellement surprenant. “Ben-Gvir et Smotrich ne sont pas le reflet d’une dérive nationaliste, les nationalistes ont déjà été au pouvoir Israël bien avant eux. C’est une dérive que je qualifierais de “voyoucrate”. On a affaire à de véritables repris de justice qui en appellent parfois littéralement au crime. Mais la réaction observée depuis des mois est la démonstration assez éclatante d’une vigueur et d’une réelle santé démocratique de la part d’une majorité d’Israéliens qui démontrent que, au-delà des idéologies, on ne peut pas toucher aux fondamentaux”, analyse-t-il.