International

Le kebab est-il Allemand ou Turc ? On vous explique cette crise gastropolitique

Pour les consommateurs lambda que nous sommes, le dilemme principal d’un kebab consiste à choisir entre la sauce algérienne et la sauce samouraï. Mais le plat peut être la source de problèmes autrement plus grands. Depuis plusieurs mois, l’Allemagne et la Turquie se disputent la pérennité du döner, et Berlin est bien décidé à porter l’affaire jusqu’à la Commission européenne. Cette dernière, qui a quand même deux ou trois dossiers plus importants sur le feu, a laissé encore six mois aux deux belligérants pour trouver un accord entre eux. Pas sûr cependant qu’une demi-année de plus suffise à régler ce conflit gastropolitique.

Tout a commencé par un flop diplomatique XXL lorsque en avril, le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, s’est rendu en Turquie avec entre autres cadeaux… 60 kg de viande de kebab. Le stock a été cuisiné par un restaurateur turc vivant en Allemagne et servi lors de la réception officielle à Istanbul. Sous forme de sandwich – soit la version Deutschland.

L’intention était louable : « montrer le symbole d’hybridation entre les deux Nations, mais aussi présenter une Allemagne plus ouverte sur les autres cultures et sur son intégration », retrace Hélène Miard Delacroix, professeure à l’université de Sorbonne et spécialiste du pays germanique. Mais l’idée passe mal : « La Turquie a pris cela comme une offense, tout comme les Turco-Allemands, rappelant que l’immigration n’apportait pas à l’Allemagne qu’un plat, mais également des intellectuels, des professeurs… »

De la symbolique d’un kebab

Vexée, Ankara demande à la Commission européenne que le döner kebab soit protégé par un statut de « spécialité traditionnelle garantie », comme la pizza napolitaine ou le jambon serrano d’Espagne. Soit l’échelon culinaire juste en dessous de l’AOP – appellation d’origine contrôlée. Le 24 juillet, l’Allemagne pose son véto. Un peu excessif ? Elisa Goudin, maîtresse de conférences et spécialiste de l’Allemagne, contextualise : « Le kebab est un prétexte tant les deux pays sont en crispation sur d’autres dossiers plus importants – les droits de l’Homme, l’accueil des réfugiés, l’immigration – sans pouvoir montrer une hostilité trop forte ». Hélène Miard Delacroix rajoute : « Les Turcs en Allemagne sont au cœur de la question centrale d’une intégration réussie ou non réussie : 4,5 millions d’Allemands ont des origines turques. Il y a un rapport particulier entre ces deux peuples, un peu comme les Français et les Algériens. »

Même sans toutes ces considérations, le kebab est déjà à lui seul un symbole, précise Elisa Goudin. En Allemagne, il est plus consommé que McDo et Burger King réunis. Le marché du döner s’établit en Europe à 3,5 milliards d’euros, dont 2,4 pour nos seuls voisins germaniques. Inutile de tourner autour du pot : « Il se consommerait plus de kebabs en Allemagne qu’en Turquie », balance Hélène Miard Delacroix.

Un enjeu économique avant tout

Plus que cette guerre d’estomacs, le kebab représente donc tout un pan économique outre-Rhin. Et si la Commission européenne donne raison à la Turquie, cela pourrait se chiffrer en milliards d’euros pour l’Allemagne. En effet, en cas d’un label « spécialité traditionnelle garantie », le kebab devra être cuisiné dans des règles extrêmement strictes : des morceaux de viande coupés entre 3 et 5 millimètres d’épaisseur très précisément, et ciselés avec un couteau de 55 centimètres, pas moins (oui oui), être cuits dans des quantités spécifiques d’oignons, de graisse, de yaourt, du bœuf d’au moins 16 mois, l’interdiction d’utiliser le veau ou la dinde – viandes très répandues en Allemagne… Conséquence pour Elisa Goudin : « De nombreux commerces devront fermer ou changer de nom ».

Changer de nom ? Hors de question pour Berlin, qui en fait une question d’honneur et de culture. « L’Allemagne n’a pas de gastronomie forte ou de plat national typique comme peut l’avoir la France », note Hélène Miard Delacroix, balayant l’idée de la choucroute saucisse, typique uniquement de Bavière. « Au contraire, le pays se vante d’avoir importé les cuisines du monde et de les décliner selon ses envies et ses libertés. » Le ministre fédéral de l’Alimentation et de l’Agriculture, Cem Özdemir – d’origine turque, ça ne s’invente pas –, a ainsi déclaré : « Le döner est Allemand. La diversité de ses méthodes de préparation reflète la diversité de notre pays, une réalité qui doit être préservée. »

Repli identitaire autour de la nourriture

Ce conflit chargé de totems est amené à durer, d’autant « qu’aucun des deux pays n’a vraiment tort », poursuit Elisa Goudin. Oui, le kebab vient de Turquie, mais la recette telle qu’on la connaît tous a été inventée à Berlin par des immigrés dans les années 1970. Clémentine Hugol-Bential, professeure et spécialiste des enjeux contemporains de l’alimentation à l’université de Bourgogne, y voit une tendance générale : « On retrouve un repli identitaire autour de l’alimentation, avec beaucoup de guerres diplomatiques sur les appartenances », citant les cas du couscous entre les différentes nations maghrébines et le Houmous, où carrément huit pays se portent candidat (Liban, Israël, Palestine, Grece, Turquie – encore eux –, Jordanie, Egypte, Syrie). « La nourriture est désormais vue comme excluante : c’est la nôtre, pas la leur. »

Mais la professeure se veut aussi rassurante : « On ne peut pas breveter une recette, en faire une propriété intellectuelle ou en imposer les ingrédients. Il y aura toujours autant de façon de faire un kebab que de cuisiniers », qu’importe si le conflit germano-turque dure jusqu’aux calendes grecques. Tiens d’ailleurs, que pense Athènes de toute cette histoire ?