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Le conflit au Yémen sur la voie d’un règlement suite à la reprise du dialogue irano-saoudien

Cette normalisation n’est pas “un coup de baguette magique qui va tout résoudre”, prévient le politologue et sociologue Rudolf el Kareh. “C’est l’amorce d’une détente régionale, d’une nouvelle manière d’envisager les relations de voisinage conformément aux dispositions de la Charte des Nations unies relatives à la sécurité commune et collective. Il s’agit d’une nouvelle matrice qui va permettre de faire émerger des solutions dans les conflits régionaux. Ce sera une construction progressive”, entrevoit ce spécialiste du Moyen-Orient. Toutefois, “il est peu probable que cela modifie la concurrence géostratégique entre les deux pays, profondément enracinée en Irak, en Syrie et au Liban”, relève Ali Vaez, directeur du projet Iran au sein du think tank International Crisis Group.

Le Royaume arabe sunnite et la République persane chiite, présentés depuis des décennies comme des “ennemis jurés”, s’opposent par procuration dans des conflits militaires ou rivalisent de leur influence politique dans plusieurs pays de cette région ultrasensible, qui concentre plus de la moitié des réserves pétrolières connues de la planète. Cette rivalité et les tiraillements entre les deux grands courants de l’islam vont demeurer. Pour rappel, la rupture diplomatique entre Riyad et Téhéran s’était produite après l’exécution par le Royaume wahhabite du cheikh saoudien dissident Nimr al Nimr, un ayatollah chiite. Celle-ci avait mis le feu aux poudres -il est vrai chauffées à blanc de longue date- en déclenchant le saccage de représentations saoudiennes en Iran.

Un facteur sécuritaire déterminant

Le facteur sécuritaire, en particulier l’assurance que chaque partie ne vive plus sous la menace d’une attaque de l’autre, a été déterminant. Les raids aériens menés en septembre 2019 contre deux sites pétroliers saoudiens par des drones iraniens, lancés depuis l’Irak, ont constitué un électrochoc au Royaume des Saoud. Sa vulnérabilité – il a fallu plusieurs mois pour y reprendre une production normale – fut d’autant plus dure à accepter que l’allié américain, en plein désengagement moyen-oriental, avait jugé bon de ne pas réagir.

”Le message envoyé aux Saoudiens était que l’Iran pouvait leur faire très mal si ceux-ci continuaient à lui nuire par ses ingérences dans les affaires iraniennes”, résume Rudolf el Kareh. À l’époque, la République islamique, en pleine reprise de son programme nucléaire au-delà des engagements consentis dans le plan d’actions de 2015 (JCPOA) dénoncé un an plus tôt par les États-Unis de Donald Trump, était déjà le théâtre de manifestations inédites contre les autorités.

L’accord de normalisation comporte donc des garanties quant aux préoccupations de sécurité intérieure des deux pays afin d’éviter une confrontation qui serait catastrophique pour chacun d’eux. “Pour l’Iran, il s’agit d’amener l’Arabie saoudite à adoucir le réseau Iran International, (un média) lié au Royaume qui a alimenté le mouvement de contestation en Iran au cours des derniers mois. Pour l’Arabie saoudite, amener l’Iran à l’aider à s’extraire du conflit au Yémen”, estime Ali Vaez. Pour ce chercheur, le dossier yéménite sera le fruit le plus important de la normalisation irano-saoudienne.

Le règlement escompté du conflit yéménite

”L’Arabie saoudite se tient prête à se retirer de la guerre au Yémen”, confirme M. el Kareh, au moment où se profile le huitième anniversaire de l’intervention militaire saoudienne en appui au gouvernement yéménite, face au camp houthiste appuyé par Téhéran. “Par contre, Riyad dit ne pouvoir s’engager sur le retrait de ses partenaires, comme les Émirats arabes unis. Dans le même temps, l’Iran a entrepris des pourparlers avec Abou Dabi”. Ainsi, la visite d’Ali Shamkhani, le secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale iranien, ce jeudi aux Émirats arabes unis, constitue selon toute vraisemblance un premier pas – et effet tangible de l’accord irano-saoudien– vers cet objectif et la fin prochaine du conflit yéménite. Le Wall Street Journal a révélé jeudi que l’Iran s’était engagé à ne plus soutenir militairement les Houthis, ce que Téhéran n’avait pourtant jamais reconnu malgré le traçage d’armes opéré par l’Onu.

“Le point de départ de cette nouvelle dynamique est l’échec des guerres menées contre la Syrie et le Yémen”, insiste le sociologue. Plus largement, “le timing (de l’accord) peut s’expliquer par l’accumulation de nuages ​​sombres dans les relations de l’Iran avec l’Occident sur la question nucléaire. La Chine ne veut pas d’un conflit dans la région qui lui fournit un tiers de son énergie. L’Arabie saoudite ne veut pas être prise entre deux feux, l’Iran (d’un côté) et Israël/États-Unis de l’autre. Et l’Iran ne veut pas d’un front uni Israël-Golfe contre lui”, commente Ali Vaez.

Pour Israël, qui s’est rapproché de l’Arabie saoudite ces dernières années et tente de l’inclure dans les accords d’Abraham sur base d’un Iran “ennemi commun”, la normalisation entre Téhéran et Riyad apparaît comme une mauvaise nouvelle. Même si, précise encore M. Vaez, “ainsi que l’a démontré l’expérience des Émirats, la détente avec l’Iran n’exclut pas un rapprochement avec Israël”.

La sécurisation des flux énergétiques

Un autre élément important de l’accord est la sécurisation des flux énergétiques vers l’Asie. En particulier, la Chine –le président Xi Jinping avait proposé sa médiation lors de la visite qu’il a rendue en décembre dernier au prince héritier Mohammed ben Salmane– avait tout intérêt à sécuriser ses approvisionnement en hydrocarbures provenant du Golfe. “Tout ce qui a pris corps au cours des dernières semaines est entièrement concerté avec la Chine et la Russie”, souligne Rudolf el Kareh, ce qui est constitutif d’un “nouvel ordre mondial en devenir”

”La Chine a enfoncé une porte ouverte”, relativise Ali Vaez. “L’Iran et l’Arabie saoudite avaient déjà mené cinq cycles de négociations, facilités par l’Irak et Oman”. Les discussions entamées, secrètement d’abord, dès avril 2021 en Irak, puis des négociations prolongées au Sultanat se sont conclues à Pékin sous l’égide de la Chine.

Fort de ce succès diplomatique, acquis dans la foulée de l’accord de “partenariat stratégique” conclu fin mars 2021 par la Chine et l’Iran, Pékin se profile en premier interlocuteur au Moyen-Orient. De quoi entériner l’influence grandissante de la Chine dans la région, et le recul des États-Unis, vingt ans après la guerre d’Irak. Et confirmer l’évolution du monde vers une configuration multipolaire, où Pékin, Moscou, Téhéran et d’autres conjuguent leurs efforts pour structurer et faire valoir leur influence face à l’hégémonie mondiale des Etats-Unis, installée depuis de la chute du Mur. M. El Kareh y voit même “la remise en cause des équilibres régionaux hérités du Pacte du Quincy, en février 1945”, qui avait scellé l’alliance énergético-sécuritaire entre Riyad et Washington.