International

La guerre en Ukraine pousse le Japon à renoncer un peu plus à son credo pacifiste

Pour retrouver un précédent, il faut probablement remonter à la visite éclair – elle avait duré quatre heures – d’Eisaku Sato à Saïgon, le 21 octobre 1967. Le rapprochement est d’autant plus intéressant que celui qui gouverna le Japon de novembre 1964 à juillet 1972 était – déjà – inquiet de la montée en puissance de la Chine (elle s’était dotée de la bombe atomique en octobre 1964), au point de secrètement demander à Washington, dès 1965, d’envisager une frappe nucléaire contre elle en cas d’agression déclenchée par le régime communiste.

La mer de Chine et Taïwan

Or, c’est l’attitude de la Chine, autant que celle de la Russie, qui préoccupe Tokyo dans la crise ukrainienne. Les Japonais redoutent avec toujours plus d’appréhension les ambitions chinoises. Un contentieux territorial bilatéral (à propos des îles Senkaku ou Diaoyu) concentre l’attention, mais la tension est aussi nourrie par la mainmise de Pékin sur les archipels de la mer de Chine méridionale (Paracels, Spratleys…) par où passent les routes maritimes qu’emprunte la flotte marchande nippone. La question de Taïwan intéresse aussi de très près le Japon : l’île fut sa colonie pendant cinquante ans et les liens sont restés forts.

C’est la hantise d’un affrontement avec la Chine (au goût de revanche sur les deux guerres sino-japonaises de 1894-95 et 1931-45) qui a incité le Japon à renoncer progressivement à sa doctrine pacifiste dictée par la défaite de 1945. Ce credo pacifiste était si profondément ancré dans la mentalité nippone que le pays n’eut pas de véritable ministère de la Défense jusqu’en 2006. Toute velléité de le remettre en question déchaîna les passions – Sato fut accueilli par des jets de pierres à l’aéroport de Tokyo lorsqu’il partit pour le Sud-Vietnam.

D’une pierre deux coups

La visite de Fumio Kishida à Kiev est donc une nouvelle étape dans ce processus, saluée comme telle à Tokyo. L’occasion s’y prêtait à merveille, le Japon pouvant marquer ainsi son opposition tant à la Chine (alliée de Moscou dans le conflit ukrainien) qu’à la Russie, avec laquelle les relations sont restées mauvaises depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les deux pays se disputent, en effet, plusieurs îles de la chaîne des Kouriles, au large d’Hokkaïdo. Sous contrôle soviétique, puis russe, ces “Territoires du Nord”, vainement réclamés par Tokyo, ont empêché la signature d’un traité de paix.

La démarche de Kishida permet aussi de donner un coup d’accélérateur aux relations du Japon avec l’Ukraine. Si des présidents ukrainiens se sont rendus à cinq reprises à Tokyo (dernier en date, Volodymyr Zelensky y fut reçu en octobre 2019), ce n’est que la deuxième visite d’un chef de gouvernement japonais à Kiev. En juin 2015, Shinzo Abe avait été le premier à y séjourner depuis l’indépendance de l’ex-république soviétique. Il avait profité de sa participation au sommet du G7 organisé au Schloss Elmau de Krün, en Bavière, pour s’y arrêter.

Un an plus tôt, la Russie avait annexé la Crimée et, dans ses conversations avec le président ukrainien, à l’époque Petro Porochenko, Abe avait rappelé que le Japon ne tolérait aucune modification par la force de frontières internationalement reconnues. Dans son sillage, Kishida a joint le geste à la parole, mardi, en promettant à l’Ukraine un demi-milliard de dollars d’aide supplémentaires. Il devait probablement se rappeler la conversation téléphonique qu’il avait eue avec Zelensky, le 15 février 2022 : ce dernier l’avait alors invité à venir en Ukraine pour célébrer le 30e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques. Neuf jours plus tard, l’invasion russe commençait.