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Guerre en Ukraine : un « hachoir à viande » qui engendre des pertes humaines astronomiques

Les forces de Vladimir Poutine n’ont eu de cesse de perdre du territoire depuis la phase initiale de l’invasion il y a un an, se retirant d’abord de Kyiv face à l’échec de la prise éclair de la capitale, puis face à la contre-offensive ukrainienne sur différents fronts pendant l’été. Mais depuis le début de l’hiver, les forces russes ont lancé plusieurs offensives, sans succès flagrant, comme à Vuhledar ou à Kreminna. L’attention se focalise sur Bakhmout, attaquée depuis la fin de l’été. Et la prise totale de la ville par Moscou semble de plus en plus inéluctable.

”Le groupe Wagner massacre, viole, exécute. Il doit être placé sur la liste des organisations terroristes”

Coût humain astronomique

Mais à quel prix ? L’évaluation des pertes subies par la Russie ou par l’Ukraine est difficile au milieu du brouillard de guerre, où l’information circule difficilement et la propagande bat son plein à propos d’un sujet extrêmement sensible. Les deux camps brandissent depuis le début du conflit, à grands coups de graphiques, des bilans humains et des tableaux de chasse plus ou moins fantasmagoriques (comme ici ou là), derrières lesquels il reste difficile d’estimer les ordres de grandeurs réels comme nous l’expliquions dans un précédent article.

Plusieurs chiffres ont néanmoins été diffusés par différents médias internationaux, pointant le coût humain astronomique de l’avancée pour les forces russes. CNN explique notamment que «l’Otan estime que la Russie a perdu cinq fois plus de soldats à Bakhmout que l’Ukraine», citant anonymement un «responsable militaire» de l’organisation transatlantique. Ou encore le Guardian, qui évoque entre «20 000 et 30 000 pertes», tués et blessés, pour le camp russe, là aussi selon une source militaire qui garde l’anonymat, en précisant que les pertes ukrainiennes étaient «nettement inférieures», sans pour autant avancer de chiffre.

Ce bilan humain, et le fait qu’il soit aussi défavorable à Moscou, s’explique par la façon dont Wagner mène cet assaut. La stratégie de la compagnie militaire privée du Kremlin, complètement hors des tactiques conventionnelles, consiste à envoyer des soldats faiblement entraînés (principalement des hommes recrutés dans les prisons russes) par vagues successives, comme le rapportait parmi d’autres le Wall Street Journal le 5 mars. Ce qu’Evgueny Prigojine lui-même avait concédé sans ambages, et dans son style caractéristique : mi-février il reconnaissait que «le hachoir à viande» était «en action» à Bakhmout, à propos des lourdes pertes subies par Wagner.

Une situation dure pour Kyiv, mais « supportable »

La «motivation» pour les belligérants russes à ces assauts, où les chances de survie sont proches de zéro, se trouve dans l’interdiction de se rendre (sous peine d’être exécuté plus tard) ou même de se replier. Cette tactique est coûteuse en vies humaines, transformées en chair à canon. Pour autant, le calcul de Wagner est de sacrifier des troupes peu formées utilisées comme des consommables et remplaçables d’un point de vue militaire. Ce qui n’est pas le cas des troupes ukrainiennes qui leur font face. Le journaliste du Wall Street Journal à Bakhmout, Yaroslav Trofimov, résumait sur Twitter : «Le problème est que la Russie réduit sa population carcérale tandis que l’Ukraine perd ses meilleurs éléments.»

Cette guerre d’usure n’était néanmoins pas forcément un désavantage pour l’Ukraine jusqu’à maintenant, comme l’explique le spécialiste de la doctrine militaire russe Vincent Tourret, doctorant à l’Université du Québec à Montréal : «On arrive de plus en plus à la conclusion que l’attrition est très défavorable aux Russes. La tension est forte pour les Ukrainiens, parce que s’ils ont moins de pertes, elles sont proportionnellement plus dures à supporter, mais ils semblent réussir à engranger des réserves [ne pas déployer l’intégralité de leurs forces et à en préserver certaines, ndlr] : la situation semble dure pour Kyiv, mais supportable.»

En toile de fond, plus qu’un risque de percée russe, c’est surtout les capacités ukrainiennes à réaliser une contre-offensive au printemps qui pourraient se retrouver amoindries par l’usure générée à Bakhmout. Comme l’expliquait sur Twitter le renommé chercheur et analyste militaire américain Rob Lee, lui aussi passé à Bakhmout récemment, «le ratio des pertes s’est aggravé pour l’Ukraine une fois qu’elle a perdu le contrôle des flancs de Bakhmout. Les conditions sont moins favorables à la défense de Bakhmout qu’à Vuhledar ou ailleurs et Kyiv a besoin d’autant de forces que possible pour son offensive». Une analyse également soulevée par différents officiels ukrainiens.

L’armée ukrainienne va-t-elle se retirer de Bakhmout ? « S’il se met à pleuvoir, ça va être très difficile »

La carte du catastrophisme militaire

Une question reste néanmoins omniprésente derrière cette boucherie : pourquoi une telle focalisation sur cette ville ? Dans sa vidéo filmée devant le monument de Bakhmout, Evgueny Prigojine assène qu’après la capture de la ville, «nous allons avoir accès à de l’espace opérationnel. Et pour l’instant, le monde n’a pas encore rencontré l’armée russe bien entraînée avec ses unités bien formées qui ne sont pas encore entrées en combat». Des affirmations qui sont à prendre avec des pincettes, bien qu’elles ne soient pas entièrement invalidées par une récente réponse du chef de l’armée de terre ukrainienne, Oleksandr Syrsky : «La déclaration de Prigojine confirme encore une fois qu’après la capture de Bakhmout par les troupes de Wagner, l’ennemi aura les mains libres et pourra lancer une offensive de grande échelle en utilisant son armée [régulière] et des unités parachutistes […]. Cela prouve encore une fois le rôle très important de Bakhmout.» Le président Volodymyr Zelensky, interrogé sur CNN mardi, soulignait le risque pour les défenses ukrainiennes si la ville tombait. Il n’est toutefois pas exclu que le camp ukrainien joue la carte du catastrophisme militaire pour des raisons politiques et géopolitiques comme il a déjà pu le faire durant d’autres phases du conflit, certains analystes et chercheurs remettant en cause les affirmations les plus pessimistes.

Vincent Tourret estime que cette bataille n’est pas forcément le tournant de la guerre que certains veulent y voir : «L’attention portée à Bakhmout s’explique parce qu’on a une bataille qui dure depuis plus de sept mois, avec des dizaines de milliers de pertes, une montée en épingle symbolique des deux camps, et surtout le risque d’une “victoire” russe.» Le chercheur met l’accent sur d’autres offensives russes en cours, revêtant un intérêt stratégique au moins aussi important. «L’offensive sur Kreminna [au nord de Bakhmout] est largement ignorée, rappelle-t-il. Et on a tendance à oublier l’offensive de Vuhledar, menée par les forces régulières [du Kremlin], qui n’est pas brillante pour les Russes, alors qu’elle est doublement importante pour eux : il s’agit de mieux sécuriser [l’axe] Melitopol-Marioupol ainsi que le lien terrestre avec la Crimée, de réduire le saillant avec Donetsk, et potentiellement, même si je ne pense pas qu’ils y croient eux-mêmes, de réussir à percer à revers du Donbass.»