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Guerre en Ukraine: quel impact la destruction du barrage Kakhovka peut-elle avoir sur le front militaire?

Quelle était la situation autour du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, avant l’attaque survenue cette nuit ?

Dans la zone de l’embouchure du Dniepr, il y a des combats ininterrompus depuis l’été et le sort de ce barrage a toujours été l’objet de préoccupations. Dès août 2022, les Ukrainiens avaient formulé le risque que les Russes détruisent le barrage, à l’époque pour couvrir leur retraite. La ville même de Kherson a été reprise par les Ukrainiens, le 11 novembre dernier. Il y avait eu aussi des tentatives ukrainiennes, mais qui n’ont pas été soutenues par un nombre important d’hommes, de débarquer de l’autre côté du Dniepr. Et ils étaient parvenus à tenir un peu le terrain là-bas, donc c’est une zone où il y avait énormément d’incertitude.

Reste que dans la semaine qui a suivi la reprise de Kherson, les lignes de défense russes ont été renforcées de l’autre côté du Dniepr. Depuis, il y a des bombardements quasiment incessants sur la ville. Les habitants de Kherson, ainsi que des villages de la plaine, vivent donc sous les bombardements depuis maintenant huit mois. Au cours des dernières semaines, on a eu des grappillages de part et d’autre du fleuve. C’est-à-dire des zones contestées, des poches de villages – c’est une plaine irriguée, avec des champs – où les Ukrainiens ont gagné du terrain et d’autres petites poches où ce sont les Russes qui ont avancé. On était donc dans une espèce d’équilibre relatif des forces. Avec les Russes situés du côté sud du Dniepr (donc au sens géographique, sur la rive gauche) et les Ukrainiens sur la rive droite du Dniepr.

guillement

« Inonder la plaine de l’estuaire du Dniepr, un peu à la façon de l’Yser en 1914, (…) retire donc une carte opérationnelle et stratégique aux Ukrainiens pour cette zone-là. Mais le front fait 1000 kilomètres.

Visiblement, les Russes n’étaient pas suffisamment confiants dans la capacité de ces lignes de défense à faire face à une poussée ukrainienne, ce qui a conduit à cette action autour du barrage.

Une action que Moscou tente d’imputer aux Ukrainiens. Alors que du point de vue stratégique, sa destruction sert surtout les intérêts russes…

Avec toute la prudence qui s’impose, si on regarde l’avantage stratégique immédiat, inonder la plaine de l’estuaire du Dniepr, un peu à la façon de l’Yser en 1914, crée un obstacle majeur pour une éventuelle descente des Ukrainiens par cette voie (vers les régions occupées par les Russes, NdlR). Il s’agit effectivement d’une voie possible en moins pour atteindre la Crimée en ligne droite et elles ne sont pas très nombreuses. Cela retire donc une carte opérationnelle et stratégique pour cette zone-là. Mais le front fait 1000 kilomètres. La plaine n’est pas inondée jusqu’à Zaporijia ou Vouhledar, à la limite du Donetsk. L’éventail des points de percée potentiels des Ukrainiens n’est en rien diminué.

Par contre, cela fait resurgir des préoccupations pour la sécurité de la centrale nucléaire de Zaporijia, devenue le deuxième aspect de la menace nucléaire russe. Aussi, étant donné que le pouvoir russe semble aujourd’hui convaincu qu’il ne parviendra pas à occuper complètement l’Ukraine, il cherche à détruire le pays, à le rendre invivable, à rendre le plus possible la vie dure à la population. Il y a donc aussi l’aspect de l’impact que ces inondations auront sur l’agriculture dans le sud de l’Ukraine, l’alimentation électrique, les conditions sanitaires des gens…

Barrage ukrainien Kakhovka détruit: voici le pire scénario

Est-ce que cela pourrait retarder la contre-offensive ukrainienne ?

Non, parce que je ne pense pas que c’était l’axe privilégié. Celui-ci reste essentiellement le nord Donbass, la zone de Kremina-Svatove dans la région de Luhansk, la région de Bakhmout et le milieu de la plaine zaporogue (soit la région Zaporijia au sens large) en direction de Melitopol en contournant la centrale nucléaire.

Où en est justement cette contre-offensive ? Certains estiment qu’elle a déjà démarré, d’autres qu’elle est encore en préparation…

La communication russe ne cesse de dire que la grande offensive ukrainienne était lancée et qu’elle avait été repoussée avec succès, listant le nombre de chars, d’hommes, abattus. Mais il n’y a aucune preuve tangible de cela.

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On est toujours dans la phase un, la phase de préparation, de la contre-offensive ukrainienne.

Une contre-offensive se met en place pendant plusieurs semaines, voire mois. On voit que le rythme s’accélère, depuis trois semaines et encore plus ces dernières 24h et 48h, à trois éléments. Le premier, c’est ce qui se passe dans l’oblast de Belgorod, sur le territoire de la Russie (où la guerre s’installe, depuis l’incursion de combattants anti-Poutine, NdlR) qui est partie de la stratégie de contre-offensive. Deuxièmement, il y a une intensification du ciblage ukrainien des bases logistiques russes dans la profondeur des territoires occupés (dépôts de munitions, raffineries, dépôts de carburant, casernes, lieux où sont entreposés des véhicules). Ensuite, sur le front de l’Est, donc du Donetsk, et sur la partie Est du front Zaporijia, les Ukrainiens ont ces derniers jours multiplié les points d’essai, les tentatives de percée pour jauger les points de faiblesse du dispositif renforcé par les Russes. Après avoir vu cette guerre se fixer pendant des mois autour de Bakhmout – qui reste un terrain important -, on est désormais dans une phrase d’opérations offensives plus nombreuses sur de plus larges portions du front.

Ça, c’est le modelage du terrain en préparation, en phase un de la contre-offensive : jauger les troupes russes, les mettre sous pression, remodeler aussi l’univers mental des Russes. Il y a un impact sur la psychologie des troupes russes au front, laissées dans un attentisme quant à cette contre-offensive depuis des semaines. Tandis que Belgorod montre que la guerre est en Russie et pose la question de la réaction des autorités.

Non, cette vidéo ne montre pas l’explosion du barrage de Kakhovka

Quel est l’état des troupes russes sur le terrain ?

C’est très compliqué à définir, mais on est au-delà de 300 000 hommes dans le dispositif russe, 350-400 000 maximum. Avec plutôt une concentration des effectifs dans le Sud, pas dans l’Est. C’est là que sont la majorité des régiments russes, probablement 150 à 200 000. C’est dans la plaine zaporogue que le coup fort de la contre-offensive ukrainienne dans le Sud est attendu.

Il y a énormément d’attentes par rapport à cette contre-offensive. Trop ?

Il y en a trop, c’est un peu toxique. Car ce qui est déterminant dans ce type d’opération, c’est l’effet de surprise. Ici, il n’est quasiment plus question d’un effet de surprise naturel. Donc les Ukrainiens doivent le recréer artificiellement presque, en soutenant des acteurs tels que ceux qui opèrent dans la région de Belgorod, en multipliant les raids le long de la ligne de front. Tout ce qu’on peut attendre, espérer de cette contre-offensive, c’est qu’elle fonctionne.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Que l’Ukraine d’une manière ou d’une autre, parvient à enfoncer un coin dans le dispositif de conquête russe et à libérer une portion importante de territoire. Ce qui ne veut pas dire libérer les 16 % du territoire ukrainien qui sont tenus par les Russes. Mais ce serait le signe qu’effectivement, cette ambition de reconquête territoriale est possible. C’est ça qui se joue.