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Guerre en Ukraine : Maria et sa famille perdent leur « optimisme » en Lituanie.

Mariia Mazhuha, ancienne professeure d’anglais de 44 ans, raconte son histoire et celle de sa famille dans le Centre ukrainien de Vilnius, en Lituanie. La famille Mazhuha, réfugiée d’Ukraine, a quitté leur domicile à Sofiivska Borshchahivka, en banlieue de Kiev, et a fait 24 heures de voiture pour rejoindre la Lituanie.

De notre envoyée spéciale à Vilnius (Lituanie),

Mariia Mazhuha se racle doucement la gorge et laisse ses yeux verts s’égarer au loin, cherchant à plonger dans ses souvenirs. Cette ancienne professeure d’anglais, âgée de 44 ans, a déjà été la porte-parole de réfugiées ukrainiennes qui avaient « survécu » et souhaitaient relater « les atrocités » de la guerre, comme elle l’explique avec pudeur. C’est cependant la première fois qu’elle narre son histoire et celle de sa famille, dans l’atmosphère feutrée du Centre ukrainien de Vilnius, en Lituanie. Assise sur un siège dans un amphithéâtre, face à un piano silencieux, elle parle tout en caressant le dos de sa cadette, Nina, âgée de 9 ans. Elle raconte alors son périple pour fuir l’Ukraine, ce pays qu’elle continue à considérer comme son foyer, brutalement détruit par l’invasion russe.

Mariia, son mari et leurs enfants, alors âgés de 13, 7 et 5 ans, résidaient à Sofiivska Borshchahivka, en périphérie de Kiev, lorsque la guerre a éclaté. « Nous avons célébré l’anniversaire de notre aîné, Anatolii, et deux jours plus tard, les Russes étaient là », se remémore-t-elle en secouant ses cheveux auburn. « Nous avons vu le feu et entendu les coups de feu et les explosions, c’était terrifiant. Nous nous sommes rapidement réfugiés au sous-sol lors des bombardements. Nous dormions habillés pour descendre le plus vite possible. Mais le sous-sol était comme nous : il n’était pas préparé pour la guerre. »

Les habitants de l’immeuble nettoyaient et installaient des tapis dans la cave. « C’était si exigu que seuls les enfants pouvaient s’allonger », se souvient Mariia en repliant une mèche de cheveux derrière l’oreille de sa fille, qui l’écoute attentivement. Dans une voix émue, elle ajoute : « Mais nous avons essayé de rendre l’expérience la plus… amusante possible pour les enfants. Tu te souviens, Nina ? » Avec un sourire radieux, la petite fille répond : « On avait des pop-corn ! » L’expérience est cependant bien plus traumatisante pour Anatolii, leur aîné. Atteint d’autisme, l’adolescent souffre de l’encombrement, du bruit et du dérangement de ses habitudes.

La fuite après la sidération

Après quelques jours de confusion, la famille décide de quitter Kiev pour un village près de Tchernivtsi, à l’ouest de l’Ukraine, à proximité des frontières roumaine et moldave. Ils sont accueillis par une autre famille fuyant la guerre. Lorsqu’on lui demande comment ils gèrent le manque d’espace, la voix de Mariia se brise : « Nous étions en sécurité. » Puis, en serrant sa fille contre elle : « Mes enfants étaient en sécurité. » Dès les premiers jours du conflit, un ami lituanien les supplie de quitter le pays pour se réfugier chez lui, à quelques dizaines de kilomètres de Vilnius.

« Mais nous pensions que la guerre ne durerait pas. Nous n’arrivions pas à y croire. Quand l’argent a commencé à manquer après deux semaines à Tchernivtsi, nous avons compris que ça ne s’arrêtait pas ; nous avons décidé de l’écouter même si nous avions peur », se remémore-t-elle. Son mari, Leonid, bénéficie d’une dérogation pour les pères de trois enfants, ce qui lui permet de quitter le pays malgré la mobilisation. « Nous avons fait 24 heures de route pour rejoindre la Lituanie. Mon mari ne voulait pas s’arrêter une seule seconde, il était tellement inquiet », se souvient-elle en caressant son alliance. À l’arrière, Anatolii s’agite, incapable de fermer l’œil dans cette atmosphère anxiogène. Cependant, après ce long trajet, la famille arrive enfin en Lituanie.

La famille Mazhuha, réfugiée d'Ukraine, au complet avec de gauche à droite : Nina, Anatolii, Mariia, Leonid et, devant, Matvii.
La famille Mazhuha, réfugiée d’Ukraine, au complet avec de gauche à droite : Nina, Anatolii, Mariia, Leonid et, devant, Matvii.  - DR

Nina poursuit son lobbying pour avoir un chien

Les Mazhuha déposent leurs modestes valises dans l’immense ferme d’Eugenius, située à une cinquantaine de kilomètres de Vilnius. Ici, le bruit des missiles et des sirènes d’alerte est remplacé par le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles. « Nous y sommes restés trois mois, c’était une véritable thérapie », souffle Mariia, se remémorant les vaches, chevaux et moutons qui peuplaient cette ferme. « Moi, je préfère les chiens », intervient Nina d’un air joueur. « Non, Nina, nous n’avons pas les moyens d’avoir un chien », rit sa mère. Après quelques discours vantant les mérites des chiens, mais aussi la beauté des perroquets de sa maternelle en Ukraine ou la mignonnerie des cochons d’Inde, Nina réussit à obtenir le « peut-être » tant espéré… Pour un cochon d’Inde, plus raisonnable qu’un Saint-Bernard.

Bien que la famille ne vive que grâce au salaire de Leonid, chauffeur VTC, elle est enrichie par la générosité des Lituaniens, sur laquelle Mariia tient à insister. « Nous avons été témoins de tant de belles choses en Lituanie. Les voisins d’Eugenius nous ont sans hésiter offert des vêtements, des jouets pour les enfants, de la nourriture… Nous avions déjà tout ce qu’il nous fallait mais… Les Lituaniens sont tellement généreux », souffle-t-elle en essuyant une larme derrière ses lunettes noires. Après une première année pleine d’espoir d’un retour rapide en Ukraine, Mariia s’est résignée à inscrire ses enfants dans des écoles lituaniennes. « Nous ne voulions pas nous intégrer. Nous espérions rentrer dès que possible, mais notre optimisme s’est étiolé avec le temps », témoigne-t-elle. Interrogée sur l’avenir, la mère refuse de « faire des plans ».

Cependant, lorsqu’elle évoque son ancien appartement, Mariia s’effondre en larmes. Elle essuie ses yeux d’un geste délicat. « Je crois que, quel que soit l’âge de mes enfants lorsqu’ils pourront enfin rentrer chez eux, ils chercheront leurs jouets d’enfants. Nina me parle souvent de sa dinette qui l’attend là-bas. C’est comme si notre passé était figé dans le temps. Comme s’il y avait là-bas une réalité et, ici, une autre. » Comme si cette première vie avait été engloutie par le fracas des bombes.