International

Frédéric Krenc, juge belge à la CEDH: « Le Sommet du Conseil de l’Europe à Reykjavik sera crucial”

Émanation du Conseil de l’Europe dont elle est le fer de lance, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sera un sujet clé des discussions entre les leaders des Quarante-six. Avec des questions “vitales” à l’ordre du jour, explique le juge Frédéric Krenc qui y siège depuis 2021 au titre de la Belgique.

Qui est Frédéric Krenc, le juge belge qui siège à la Cour européenne des droits de l’homme

Certains estiment que la guerre en Ukraine et l’exclusion de la Russie, le 16 mars 2022 – moins d’un mois après le début de l’invasion – représentent une crise existentielle pour le Conseil de l’Europe. Est-ce le cas ?

C’est en effet la première fois depuis 1959, date de sa création, que le Conseil de l’Europe excluait un de ses États membres ce qui donne la mesure du choc qu’a représenté cette agression armée d’un État membre par un autre État membre pour l’Europe des droits de l’homme.

On dit la Cour européenne des droits de l’homme “victime de son succès”. A-t-elle encore les moyens de faire face ?

Effectivement, la masse de requêtes est imposante. Nous comptons 75 000 affaires pendantes. Pour y faire face nous sommes 46 juges (un par État membre du Conseil de l’Europe) et environ 640 membres du Greffe disposant d’un budget de quelque 75 millions d’euros. À titre de comparaison, celui de la Cour de Justice de l’Union européenne est de 487 millions d’euros pour l’exercice 2023. Entre six et sept fois plus…

Le financement de la CEDH qui dépend de la contribution des États est vital. Cette question devra être discutée à Reykjavik.

De même que celle de l’exécution de ses arrêts ?

Autre point crucial. Aussi beau soit-il, un arrêt ne sert à rien s’il n’est pas exécuté. Son prononcé n’est que le début d’un processus, seule sa mise en œuvre rendra effectif(s) le ou les droits fondamental (aux) dont la Cour constate la violation.

Ce qui pose problème à certains États, notamment la Turquie en ce qui concerne l’affaire Kavala (un homme d’affaires et philanthrope turc condamné en avril 2022 à la détention à perpétuité pour avoir prétendument cherché à renverser le gouvernement, NldR). La Cour réclame sa libération. D’autres États sont-ils concernés ?

En ce qui me concerne, je me refuse à faire de la caricature et à pointer certains pays. Au-delà de certains cas notoires, le problème concerne tous les États membres même si, majoritairement, les arrêts sont exécutés, certes parfois avec retard. Aujourd’hui, 80 % des affaires pendantes devant la Cour concernent des requêtes répétitives pour lesquelles elle a déjà une jurisprudence et qui n’apparaîtraient pas si les États avaient adéquatement tiré les enseignements de précédents arrêts.

Osman Kavala, bête noire d’Erdogan, condamné à la prison à vie.

Où en est le processus d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’Homme ?

Le Traité de Lisbonne (2007) a rendu cette adhésion obligatoire mais, en 2014, la Cour de Justice de l’Union européenne a émis des objections sur un précédent texte. Le processus est relancé depuis 2019 et les négociations ont, semble-t-il, bien avancé. Un projet d’accord a été trouvé en avril à l’exception du volet Politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne qui reste ouvert.

Une telle adhésion enverrait un message fort. Union européenne et Conseil de l’Europe acteraient ainsi que l’Europe entière partage un même patrimoine de valeurs.

Qu’en est-il d’un autre sujet à l’ordre du jour : la reconnaissance du “droit à un environnement sain, propre et durable” en tant que droit fondamental ?

Il s’agit d’une préoccupation majeure de la société contemporaine. La Cour en a déjà été saisie car la Convention est un instrument vivant et non un texte inerte figé à l’état de la société de nos grands-parents. Elle a déjà statué sur des questions environnementales en s’appuyant tantôt sur le droit à la vie, tantôt sur le droit à la vie privée et familiale. Trois affaires importantes liées au changement climatique sont d’ailleurs traitées actuellement par la Grande Chambre.

Mais la réponse ne doit pas venir que de la Cour, les juridictions nationales, notamment, ont un rôle à jouer en s’appuyant sur la Convention qui n’est pas la propriété exclusive de la Cour. La défense des droits humains est une responsabilité partagée.

Quels sont les enjeux du Sommet de Reykjavik, qui réunit les 46 pays membres du Conseil de l’Europe?

“Il ne faut pas que l’Europe retourne à l’état sauvage”, écrit la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe dans son rapport 2023 sur l’état de la démocratie. On en est là ?

Je dirais que nous avons connu un âge d’or des droits humains entre la chute du mur de Berlin et les attentats du 11 septembre 2001. Ensuite, une période de repli s’est installée et elle a été amplifiée par les menaces terroristes, la crise économique, la pandémie qui ont conduit à la prolifération des états d’exception.

La crise que nous traversons aujourd’hui est protéiforme et s’installe dans un quotidien marqué par une normalisation de l’exception et une pérennisation de l’urgence. Or, c’est en période de crise(s) que la Convention prend tout son sens. Elle a été faite pour de telles situations critiques, non pour des situations paisibles et dorées.

De son côté, la Cour doit résister.

Malgré les critiques qui s’élèvent contre elle, par exemple en Pologne, en Hongrie, au Royaume-Uni ?

Tout à fait. Elle doit exercer sa mission sans avoir peur d’être mal aimée ou, à l’inverse, sans être gagnée par une sorte d’ivresse du pouvoir. La Cour n’est pas là pour dicter une vision du monde du haut de sa tour d’ivoire. Elle ne fait ni politique, ni morale, elle n’a pas la légitimité pour le faire.

Elle est là pour rappeler les États à leurs promesses, non dans un esprit de confrontation mais de dialogue. C’est pour cela qu’il sera essentiel qu’à Reykjavik, ceux-ci réaffirment solennellement leur engagement à la Convention, à ses valeurs et à la Cour.