Etats-Unis : TotalEnergies veut être côté à Wall Street… Une décision antipatriotique, vraiment ?
Après Bernard Arnault, qui menaçait à demi-mot de délocaliser LVMH la semaine dernière, TotalEnergies a lui aussi des envies de vivre le rêve américain. Le géant pétrolier, fleuron de l’industrie française, devrait être côté la moitié du temps à la Bourse américaine, le SP500. Après avoir fait le bonheur de la Bourse de Paris entre 8h30 et 16 heures, l’action délaisserait de 17 heures à 22 heures notre CAC 40 Bleu-Blanc-Rouge bien de chez nous pour New York.
Interrogé sur cette décision mercredi, le PDG du groupe, Patrick Pouyanné, a bien tenté de rassurer, rappelant notamment que TotalEnergies ne quittait pas le pays, ni ne se divisait en deux actions distinctes. La même action passe « juste » d’une bourse à l’autre. Mais rien à faire. Quand la plus grosse entreprise de France, qui a encore dégagé plus de 15 milliards d’euros de bénéfice net en 2024, montre des envies d’ailleurs, le pays s’affole. Voire crie au traître à la patrie.
Déjà, la première fois que l’idée avait été évoquée, il y a un an, Emmanuel Macron lui-même avait demandé des comptes au PDG, sommé de plaider « une erreur de traduction » bien peu crédible. Sans compter une tempête médiatique et politique à vous passer l’envie de faire votre ESTA. Un an plus tard, TotalEnergies a-t-il trahi la France ?
Un procès injuste ?
Absolument pas, assure Gunther Capelle-Blancard, économiste et spécialiste des marchés financiers. « Il ne faut pas y voir une dimension politique, ou une conséquence de la situation économique en France, juste un changement technique ». Là où Bernard Arnault pointait directement le Budget 2025 de François Bayrou – et notamment l’augmentation de la taxe sur les très grosses entreprises, la décision de Patrick Pouyanné est motivé par des intérêts bien plus pragmatique.
« La plupart des investisseurs de TotalEnergies se trouvent aujourd’hui aux Etats-Unis », rappelle Anne-Sophie Alsif, cheffe économique du Bureau d’informations et de prévisions économiques (BIPE). 47 % des actionnaires institutionnels sont Américains, contre seulement 33 % en 2012. La part détenue par les Français est, elle, seulement de 18 %. Une américanisation qui n’a donc pas attendu les envies de Big Apple de Patrick Pouyanné.
Faciliter l’investissement des Américains
« C’est une tempête dans un verre d’eau, poursuit Gunther Capelle-Blancard. TotalEnergies est en réalité, comme beaucoup de groupes français et européens, déjà côté à New York depuis plusieurs décennies ». Seulement, ne faisant pas partie de Wall Street, les investisseurs de l’autre côté de l’Atlantique doivent actuellement passer par des American Depositary Receipts (ADR), sorte de certificat indispensable Etats-Unis pour miser sur une société cotée en Europe. Des titres qui deviennent alors un peu plus coûteux, avec une réglementation plus contraignante, « et qui peuvent rendre réticents plusieurs investisseurs américains », poursuit Anne-Sophie Alsif.
En franchissant l’océan, TotalEnergies espère donc « faciliter les investissements, et lever plus de fonds, essentiel notamment pour financer ses nombreux projets. Les Etats-Unis sont le premier marché en matière d’énergie, et avec les déclarations de Donald Trump – »forer, forer, forer » –, c’est là que se trouvent les investissements ». TotalEnergies capitalise ainsi moins de 8 fois son profit net 2024 contre 15 fois pour Chevron et 14 fois pour Exxonmobil, deux géants américains de l’énergie.
Les mêmes taxes et impôts qu’avant
Inutile donc d’y voir une trahison, défend à son tour la cheffe économique : « Ce n’est pas une question d’optimisation fiscale, TotalEnergies paiera le même nombre d’impôts en France qu’avant ». Patrick Pouyanné s’est ainsi vanté de payer « deux milliards de taxes et autres en 2024 », et a garanti que le siège social ne ferait pas ses affaires pour New York, avec en prime un conseil d’administration qui restera composé de 50 % de Français et de 50 % d’internationaux.
Pas non plus d’effet boule de neige à craindre pour les autres poids lourds du CAC 40. « TotalEnergies vit une situation très spécifique avec le marché américain. Pour les autres grands groupes, il n’y a pas autant d’intérêt à aller sur la Bourse de New York », rassure Anne-Sophie Alsif.
La Bourse de Paris, seule victime de l’histoire ?
Gunther Capelle-Blancard se veut également apaisé : « Cela ne changera rien pour le consommateur, ni pour l’Etat. » Reste tout de même une victime de cet American Dream : la Bourse de Paris, qui verra l’un de ses bijoux lui être infidèle quelques heures quotidiennement. « Elle gagne des commissions sur chaque transaction, or de nombreux échanges se feront désormais sur la Bourse de New York », rappelle l’économiste.
Un affaiblissement qui pourrait avoir des conséquences, pointe à son tour Anne-Sophie Alsif : « Une Bourse moins forte, c’est une perte d’attractivité. Plus vous avez une Bourse puissante, plus vous attirez des entreprises de taille importante sur votre sol, qui y voit des opportunités économiques ». Si les motivations de Patrick Pouyanné n’ont donc rien d’une trahison à la Mère Patrie, l’acte en lui-même demeure, indirectement, un petit tacle au pays natal.