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Comment l’Inde étouffe la liberté d’expression européenne ? « La diplomatie indienne est devenue très agressive »

L’ambassadeur suisse assure qu’il relaiera “les inquiétudes indiennes à Berne avec tout le sérieux que cela mérite” avant de rappeler que la liberté d’expression existe en Suisse. L’exposition s’inscrit “dans un espace ouvert à tous, […] mais ne reflète pas la position du gouvernement helvétique”. Le sujet est sensible pour la Confédération qui négocie un traité de libre-échange avec le géant d’Asie du Sud.

Le gouvernement indien joue la carte de l’intimidation

La rapidité avec laquelle le haut diplomate a été convoqué en dit long sur l’impatience du gouvernement fondamentaliste hindou envers toute critique de l’Inde en Europe. New Delhi tolère de moins en moins la couverture médiatique européenne. Le gouvernement central a ainsi lancé une enquête du fisc dans les bureaux de la BBC à Delhi et Bombay du 14 au 16 février. Ces perquisitions motivées par des soupçons d’évasion fiscale ont eu lieu quatre semaines après la diffusion en Grande-Bretagne d’un documentaire critique envers le Premier ministre Narendra Modi. La BBC revenait notamment sur la responsabilité du chef de l’exécutif dans un pogrom antimusulman qui avait fait près de 2 000 morts en 2002.

La convocation de l’ambassadeur suisse et les perquisitions contre la BBC démontrent que le gouvernement Modi n’hésite pas à intimider les États et les médias qui détailleraient des points de vue ou des informations donnant une mauvaise image de l’Inde. Autre exemple : l’an dernier, un ministre indien qui devait s’entretenir avec un haut dignitaire de l’Union européenne à New Delhi sur les violations des droits de l’homme a longuement fait attendre son interlocuteur. Quand ce dernier a enfin été reçu, il a été sermonné avec vigueur sur la fausseté de ses informations. En France, certains médias sont sous pression pour ne pas publier d’articles susceptibles de déplaire au pouvoir indien.

Une diplomatie très agressive

Les ambassades européennes à New Delhi sont conscientes de la situation. “Nous sommes en contact avec elles depuis plusieurs années. Au fil du temps, on sent chez ces diplomates une frustration parce que le gouvernement indien ne répond pas à leurs inquiétudes. La diplomatie indienne est devenue très agressive sur cette question”, confie une ONG. Un diplomate européen confirme que “les Indiens sont d’accord pour parler des droits de l’homme. Ils prennent note, mais n’appliquent aucune mesure concrète”. Et l’ONG de préciser : “Nos interlocuteurs à Bruxelles et au Parlement européen nous disent qu’ils ont besoin de l’Inde avec qui l’UE est en train de négocier un traité de libre-échange.

À ces considérations commerciales s’ajoutent des impératifs géopolitiques. La France, qui a tissé un partenariat stratégique avec l’Inde depuis 1998, a renforcé sa coopération à coups de contrats d’armement entre autres. Paris a achevé de livrer 36 avions de chasse Rafale en 2022 et pousse pour un contrat similaire à destination de la Marine indienne. Les deux pays sont aussi liés par un accord logistique qui permet à leur flotte militaire d’utiliser les bases de chacun dans l’océan Indien afin de surveiller la Marine chinoise. “Nous sommes toutes deux des puissances qui veulent garder leur autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. La solution, c’est de coopérer, de développer des technologies. On ne peut le faire qu’avec des pays avec lesquels on a une relation de confiance”, justifie un diplomate français.

Enfin, la guerre en Ukraine a accentué le poids de l’Inde qui se retrouve courtisée par l’Europe. Le gouvernement Modi refuse de se joindre aux sanctions contre son allié russe. Le chancelier allemand Olaf Scholz, loin de critiquer cette posture, a tenté de persuader le leader fondamentaliste hindou de ne pas bloquer les efforts des Occidentaux pour isoler Moscou lors de sa visite dans le pays les 25 et 26 février. Les pressions sur les médias occidentaux et la liberté d’expression n’étaient officiellement pas au menu des discussions.

La diplomatie indienne est d’autant plus inflexible que le gouvernement nationaliste hindou nourrit une rancune envers les Européens à cause du passé colonial. Le ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar a exprimé ce ressentiment à l’Assemblée générale de l’Onu le 24 septembre 2022. Il a exalté “une Inde nouvelle” dont la population “est en train de régénérer une société pillée pendant des siècles par les attaques étrangères et le colonialisme”.