Attentat de « Charlie Hebdo » : « La satire exige un équilibre délicat entre créativité et prudence », note Ersin Karabulut
C’est une véritable plongée dans la Turquie contemporaine. Comparé à L’Arabe du futur à la sortie du premier tome, le roman graphique et autobiographique Journal Inquiet d’Istanbul 2 sort en ce début d’année 2025. Ersin Karabulut, caricaturiste de presse turc, y raconte les années 2007 à 2017 dans son pays natal.
Au fil des cases, se dessine une société qui se fracture, se radicalise et la poigne totalitaire de plus en plus forte de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis vingt-trois ans. Cet hymne à liberté de la presse, à quelques jours du dixième anniversaire de l’attentat contre Charlie Hebdo, nous a donné envie de poser quelques questions à cet auteur engagé.
Dans votre bande dessinée, vous évoquez la tradition turque du dessin de presse. Est-elle très ancrée ?
La Turquie possède une riche tradition de dessin de presse, qui remonte à l’Empire ottoman. Le premier magazine humoristique, Diyojen, en 1869, a eu un début audacieux. Il critiquait ouvertement les normes sociales et même le gouvernement. Evidemment, il a été fermé à plusieurs reprises, mais il a ouvert la voie à la longue histoire de la satire en Turquie.
Plus tard, des magazines comme Akbaba (de 1922 à 1977) sont devenus des incontournables de la culture turque, mêlant satire, politique et littérature. Mais la satire ne se limite pas à la presse écrite. Je souris encore quand je pense à Turgut Özal, Premier ministre, partageant la scène avec un comédien qui l’imite. Imaginez cette scène aujourd’hui ! Les Turcs aiment l’humour, c’est dans leur ADN. C’est notre façon de faire face à la situation, de créer des liens et parfois de dire ce qui ne peut pas être dit autrement.
Quand est-ce que ça a changé ?
L’essence de la satire n’a pas changé : elle consiste toujours à défier le pouvoir et la société avec humour. Mais l’environnement dans lequel elle évolue a considérablement changé. Au cours des deux dernières décennies, l’espace de liberté d’expression s’est rétréci, en particulier dans les médias indépendants. Au début des années 2000, il y avait plus de place pour des œuvres audacieuses et osées. Aujourd’hui, la satire exige un équilibre délicat entre créativité et prudence. Cela dit, il n’y a pas lieu d’être totalement pessimiste. En Turquie, la satire a toujours trouvé le moyen de s’adapter et de perdurer, même lorsque sa marge de manœuvre semble limitée.
Comment l’attentat contre « Charlie Hebdo » a-t-il changé votre vie en tant que caricaturiste ?
Après l’attaque de « Charlie Hebdo », j’ai réalisé jusqu’où les gens étaient prêts à aller pour protéger leurs icônes. Mais j’avais déjà imaginé bien plus jeune que ce type d’attaque pouvait se produire. En 1993, des extrémistes islamistes ont scandé « Allahou Akbar » en incendiant un hôtel, tuant 33 poètes et écrivains de renom. Le fait d’être témoin jeune de tels événements m’a fait comprendre combien les idées peuvent facilement devenir des cibles.
Je n’ai pas été surpris de voir une attaque contre des dessinateurs mais le fait qu’un tel évènement puisse survenir même en France m’a pris au dépourvu. J’ai été profondément choqué en réalisant à quel point la liberté d’expression peut être fragile. Ma conviction quant à l’importance de défendre la satire et la liberté d’expression n’a fait que se renforcer face à ces événements, mais il faut réfléchir à comment se protéger de ce genre d’attaques.
Pensez-vous qu’il est plus difficile aujourd’hui d’être dessinateur de presse ?
Il règne aujourd’hui un climat de peur et de censure croissante au sein duquel la création d’œuvres audacieuses, sans retenue, est difficile. Si la satire a toujours eu ses risques, les conséquences de la remise en cause de l’autorité ou du franchissement de certaines limites sont beaucoup plus immédiates et graves désormais. Être dessinateur de presse exige désormais plus que de la simple créativité. Il faut trouver un équilibre délicat entre repousser les limites et savoir quand reculer. Il y a une négociation constante entre la liberté d’expression et la réalité des conséquences personnelles et professionnelles.
Après vingt-trois ans de pouvoir d’Erdogan, qu’espérez-vous pour la Turquie ?
L’influence d’Erdogan sur la Turquie est indéniable et son long mandat a certainement façonné le paysage politique et social du pays. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, beaucoup l’ont vu comme un réformiste mais au fil du temps, son gouvernement a basculé vers l’autoritarisme, limitant la liberté d’expression, resserrant le contrôle sur les médias et réprimant la dissidence. Nous en sommes là aujourd’hui : un pays où la critique du gouvernement peut avoir de graves conséquences.
Mais soyons clairs : Erdogan n’est pas la cause. Il est le résultat d’une réalité culturelle et politique plus profonde et plus ancienne en Turquie. Il représente l’aboutissement de l’histoire d’une nation, de ses contradictions, de ses faiblesses et des complexes des gens qui vivent dans cette région. Erdogan n’est pas sorti de nulle part. Il est le produit d’une société qui jette des ordures dans les rues sans réfléchir, de gens qui n’ont aucun scrupule à résoudre les problèmes par la corruption. Il est le résultat d’un état d’esprit qui dit « c’est assez bien » et « je prendrai des raccourcis si cela m’avantage ».
Notre dossier Carricature
Quel est mon espoir ? Je rêve d’une Turquie où la liberté d’expression est véritablement protégée, où la dissidence n’est pas réduite au silence et où les médias peuvent fonctionner sans crainte de représailles. Je veux une Turquie où la responsabilité personnelle n’est pas facultative, où les gens comprennent qu’une démocratie saine ne se résume pas seulement à voter, mais aussi à se demander des comptes et à rendre des comptes aux autres au quotidien. C’est la Turquie que j’espère voir. Il faut bien rêver.