International

Après la victoire d’Erdogan, l’Union européenne se prépare à la poursuite des relations troubles avec la Turquie

“Tout n’aurait pas changé avec M. Kilicdaroglu, cela n’aurait pas été un moment ‘Hallelujah’. Mais il y avait la possibilité d’un nouveau départ”, précise une source européenne, alors qu’une autre explique qu’“avec Erdogan, on sait avec certitude qu’on a un problème”. Pendant des années, “les relations de l’UE avec la Turquie ont été purement transactionnelles, dictées par les penchants et les priorités du président Erdogan”, constate Francesco Siccardi, analyste pour Carnegie Europe. Fraîchement réélu, le chef d’État ne devrait pas changer de recette. “Sa victoire ne va certainement pas le calmer”, craint-on à Bruxelles. Ce qui n’aidera pas à résoudre les nombreux points de tension et les défis communs entre l’UE et Ankara.

1. La dérive autoritaire en Turquie

“Il ne faut pas oublier que la condition préalable à tout dialogue significatif, pour l’UE, est le retour de la Turquie à l’état de droit. Cela ne semble pas être à l’ordre du jour”, note M. Siccardi. En effet, l’Union regarde depuis des années la Turquie s’enfoncer dans une dérive autoritaire sous la direction d’un homme qui se rêve en “sultan”. Ni ces abus, ni la crise économique, ni la gestion chaotique d’un tremblement de terre meurtrier n’auront délogé M. Erdogan, qui a muselé la justice, les médias et les voix d’opposition. D’aucuns craignent qu’il ne resserre la vis dans les années à venir, afin de ne plus jamais frôler la défaite.

Cela compliquerait davantage la tâche de l’UE, condamnée à un jeu d’équilibrisme entre son attachement aux droits de l’homme et le souci de ne pas braquer la Turquie, un partenaire incontournable et toujours… candidat à l’adhésion – même si les négociations sont gelées depuis des années.

2. Espoirs douchés pour retenter un dialogue au sujet de Chypre

La Turquie ne reconnaît pas la République de Chypre, un État membre de l’UE, reconnu internationalement comme souverain sur l’ensemble de l’île. En pratique, celle-ci est divisée entre un nord turc et un sud grec, depuis que la Turquie l’a envahie en 1974. C’est donc un point d’achoppement majeur dans les relations entre l’UE et son voisin. De sa résolution dépend aussi la modernisation de l’union douanière entre l’Union et la Turquie et la libéralisation du régime de visas pour les Turcs, demandée par Ankara. Après de nombreuses tentatives qui ont toutes échoué, l’UE voyait une minuscule fenêtre d’opportunité pour relancer à nouveau les discussions et jouer les médiateurs.

Élu président de Chypre le 12 février, Nikos Christodoulides “semble avoir un discours moins vindicatif”, observait cette semaine une source européenne. En face, un Kemal Kilicdaroglu déterminé à renouer avec l’Occident aurait pu se montrer au moins plus ouvert au dialogue, même s’il n’aurait pas dévié fondamentalement de la ligne turque sur ce sujet, axée sur une solution à deux États sur l’île. D’autant que les élections législatives du 14 mai ont accouché du Parlement le plus nationaliste de l’histoire de la République turque. Désormais, cette composition “poussera le président Erdogan à consolider ses tendances autoritaires et nationalistes”, prévoit M. Siccardi. C’est d’ailleurs son message nationaliste et identitaire qui a fait le lit de sa victoire aux présidentielles.

3. La position turque face à la guerre en Ukraine…

Passé l’élection, Recep Tayyip Erdogan devrait approuver enfin l’adhésion de la Suède à l’Otan, peut-être même avant le sommet de l’Alliance prévu le 12 juillet à Vilnius. Pour le reste, l’espoir de voir la Turquie s’ancrer un peu plus dans le camp occidental, notamment face à la Russie, s’est évaporé. “Les relations entre Ankara et Moscou resteront fortes et la Turquie ne se joindra pas aux sanctions occidentales”, anticipe M. Siccardi.

Malgré des intérêts géostratégiques parfois divergents, comme en Syrie, les deux pays maintiennent des liens économiques serrés et renforcent leur coopération énergétique. Fin avril, M. Erdogan a inauguré la première centrale nucléaire du pays, en présence (virtuelle) du président russe Vladimir Poutine. L’année dernière, ils avaient endossé un projet pour faire de la Turquie un “hub” pour le gaz russe. Pendant ce temps, les importations turques de pétrole russe ont augmenté. Une partie se retrouverait même, via la Turquie, sur le marché européen, alors qu’il en a été banni.

À l’heure où l’UE se penche sur les moyens d’éviter le contournement par la Russie des sanctions européennes via des pays tiers, la Turquie est dans tous les esprits, ce pays étant devenu une plaque tournante pour l’acheminement vers la Russie de technologies dont l’Occident veut priver cette dernière. Pas question cependant de blâmer ouvertement Ankara. Car la Turquie a su aussi se positionner comme un acteur clé dans le contexte de la guerre en Ukraine, jouant par exemple les médiateurs entre Kiev et Moscou pour maintenir le transit des céréales via la mer Noire.

Sa proximité avec la Russie dérange, autant l’Otan que l’UE, même si elle relève de la realpolitik turque, pointe un diplomate européen. “À Bruxelles, nous n’avons pas la même géographie que la Turquie. Elle est entourée au Nord par la Russie et l’Ukraine, à l’Est par l’Asie centrale, au sud par la Syrie et l’Irak.”

… et autres défis géopolitiques

Reste qu’“il existe de nombreuses questions de politique étrangère et de défense dans lesquelles la Turquie agit contre les intérêts de l’UE”, s’agace une source européenne, pointant également la Libye et la Syrie. S’étant positionnée comme un acteur majeur dans la guerre civile qui déchire la Libye, Ankara soutient activement et militairement le gouvernement de Tripoli, dirigé par Abdul Hamid Dbeibah, dont la légitimité est contestée par l’Union européenne et la communauté internationale.

En Syrie, la Turquie combat les combattants kurdes syriens, pourtant alliés des États-Unis dans la lutte contre les forces islamistes, et occupe indirectement une partie du Nord du territoire, s’imposant donc là aussi comme un protagoniste… qui va à l’encontre des intérêts occidentaux.

4. La dépendance européenne à la Turquie pour gérer la migration

“Quel enjeu politique réunit autant les États membres du Sud, du Nord, de l’Est ou de l’Ouest ? La volonté de limiter la migration. Et qui fait ça pour nous ? La Turquie.” C’est ainsi qu’un diplomate européen résume l’énorme dépendance de l’UE à Ankara, en ce qui concerne la gestion des flux migratoires.

En 2016, après la crise européenne de l’asile, l’UE a conclu un accord avec la Turquie, lui offrant 6 milliards d’euros pour accueillir (et garder) les réfugiés syriens sur son sol. M. Erdogan s’est servi à de nombreuses reprises de ce levier de pression sur l’Union européenne. Mais celle-ci s’en remet toujours à Ankara pour affronter ce défi, à défaut aussi d’être parvenue à se doter d’une politique migratoire commune pour gérer les migrants sur son sol.

Durant la campagne, tant M. Erdogan que son opposant ont affiché la volonté de renvoyer des Syriens dans leur pays d’origine, alors qu’au moins 4 millions d’entre eux résident en Turquie. “Des temps difficiles attendent les réfugiés”, prédit M. Siccardi. Cette promesse électorale sera difficile à tenir, d’autant qu’elle suppose une normalisation des relations entre Ankara et le régime de Bachar Al-Assad, alors que la Turquie a soutenu jusqu’ici des groupes rebelles. Ce scénario n’est cependant pas impossible. Il restera à voir la manière dont le gouvernement turc s’y prendrait pour organiser le renvoi des Syriens. Une approche brutale pourrait forcer l’Union européenne à remettre en cause sa coopération avec la Turquie en matière migratoire. Pendant ce temps, plusieurs réfugiés menacés d’expulsion pourraient prendre la route vers l’Europe.