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À Mitrovica, une Albanaise et un Serbe ne peuvent toujours pas tomber amoureux

Difficile de dire plus précisément combien ils sont : les communes à majorité serbe du nord du Kosovo ne participent plus aux campagnes de recensement depuis des années, et la population albanophone ne s’y rend guère. Une façon comme une autre d’éviter les frictions. Mais lorsque les deux communautés partagent la même ville, la situation est plus complexe, voire explosive.

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Le voyageur venant du sud via la longue et morne route parsemée de blocs de béton ne se rend compte de rien. Exception faite d’un panneau indiquant la voie vers Belgrade, pourtant située à 500 km de là, aucun signe ne laisse présager l’entrée dans une zone régulièrement pointée du doigt pour ses tensions. L’artère principale de Mitrovica est paisible.

Quelques badauds fument cigarette sur cigarette à l’ombre d’un grand drapeau albanais, d’autres ingurgitent des cafés au taux de concentration fortement déconseillés aux estomacs occidentaux. Dix mètres plus loin, un groupe de jeunes traîne devant une enseigne de fast-food américaine et semble légèrement s’ennuyer. Puis vient cette curiosité, la rivière Ibar et ses berges, qui coupent littéralement la ville et sa population en deux : les Albanais au sud, les Serbes au nord.

Le pont séparant Mitrovica en deux
Le pont séparant Mitrovica en deux ©Mael Duchemin

Tranquilles, les policiers de la KFOR

Interdiction de franchir le pont qui surplombe cette frontière naturelle en voiture, des parpaings ont été installés de part et d’autre et deux véhicules de la KFOR (force de l’OTAN pour le Kosovo) montent la garde. Il faut s’exécuter à pied, mais personne ou presque n’y prête réellement attention. Passé un petit groupe de soldats italiens, l’artère commerçante reprend ses droits. Mêmes visages, mêmes attitudes, si ce n’est qu’ici, on boit son café corsé sous une bonne centaine de drapeaux serbes.

Quelques façades affichent également le sigle de “l’Union des communes serbes du Kosovo” réclamée avec insistance par Belgrade, préalablement à toute normalisation des relations avec les autorités de Pristina. C’est précisément cette question communale qui a mis le feu aux poudres ce lundi, lorsque des manifestants de la minorité serbe s’en sont violemment pris aux militaires de l’OTAN après l’intronisation de quatre maires albanophones dans la région. La majeure partie du temps, rien ne laisse transparaître un climat belliqueux, mais à la moindre étincelle, c’est l’explosion. « En décembre, déjà, on a bien cru que la guerre allait redémarrer” s’exclame Nemanja Nestorovic. “Les gens se sont affrontés physiquement, la police est intervenue lourdement, Je n’avais plus vu ça depuis des années”.

Une cible sur le dos

Dès qu’un homme politique tient un discours provocateur à Belgrade ou Pristina, Mitrovica paie la note” laisse-t-il échapper dans un mouvement de colère. “Les dirigeants des deux bords relancent régulièrement les tensions pour servir leurs propres intérêts et masquer les vrais problèmes comme la pauvreté, l’éducation ou la fuite des cerveaux. C’est facile pour eux, leurs villes restent calmes, mais ici, ça explose. On met littéralement une cible sur le dos des habitants de Mitrovica”.

Nemanja est serbe, sa collègue Neri est albanaise. Tous deux sont nés ici et travaillent depuis plusieurs années pour Community Building Mitrovica (CBM), une petite organisation locale financée par des fonds internationaux qui tente de créer des lieux rencontres entre les jeunes des deux communautés. “Certains gamins de vingt ans n’ont jamais traversé le pont” se désole Neri Ferizi. “Il n’y a pas d’activités extrascolaires, les jeunes vont à l’école chacun de leur côté et puis rentrent chez eux. Tout le monde reste bien dans sa petite bulle”.

La partie serbe de Mitrovica
La partie serbe de Mitrovica ©Mael Duchemin

Deux langues, deux systèmes

La comparaison avec Belfast (capitale de l’Irlande du Nord, divisée entre catholiques et protestants) est tentante. Mais pour nos interlocuteurs, la situation est totalement différente, et plus récente. “Les générations nées en Yougoslavie pouvaient communiquer, les deux langues officielles et enseignées” commente Nemanja Nestorovic. “Depuis la fin de la guerre entre le Kosovo et la Serbie, en 1999, tout est séparé. L’enseignement du nord de la ville se fait en serbe, celui du sud en albanais, et leurs livres d’histoire respectifs se renvoient le rôle d’agresseur. Les jeunes de Mitrovica parlent des langues différentes, regardent des programmes télévisés différents et développent des cultures différentes. Tout est mis en place pour qu’une rencontre soit impossible”. Les uns sont en outre majoritairement orthodoxes et les autres musulmans, mais de l’avis général, le facteur religieux n’est pas déterminant.

Interdiction de tomber amoureux

L’objectif principal de CBM est donc “simple” : favoriser un premier contact, “fournir aux jeunes des deux côtés un espace sécurisé et non politisé pour se rencontrer, parler, rigoler” précise Neri Ferizi. “Cela passe par des ateliers, des concerts, du sport… La plupart du temps tout le monde parle anglais, mais il arrive que nous fassions appel à des traducteurs.” Si ces ateliers fonctionnent, deux jeunes de communautés opposées finiront un jour par tomber amoureux, le cœur ne choisit pas son camp. “Ce serait très romantique, mais on n’en n’est pas encore là” sourit Neri Ferizi.

Il y a déjà eu quelques rares exemples par le passé, ajoute Nemanja Nestorovic, mais ce genre de situation reste extrêmement compliquée, parce que les deux amants sont fortement stigmatisés dans leur communauté, la fille en particulier. Le Kosovo reste une société très patriarcale, ses parents pourraient vivre ça comme un déshonneur et l’éloigner. J’ai vu beaucoup de couples albano-serbes qui s’étaient mariés du temps de la Yougoslavie quitter le pays parce que leurs enfants étaient discriminés. On leur demandait sans arrêt de prendre parti”.

Les véhicules de la KFOR
Les véhicules de la KFOR ©Mael Duchemin

Un seul et unique élément fondamental de la culture des Balkans semble susceptible de rassembler tout le monde : le café. Chaque année, Community Building Mitrovica (CBM) organise donc un “Coffee Festival” au beau milieu du pont qui coupe la ville en deux. “On boit beaucoup de café” nous lance Neri Ferizi comme pour souligner l’évidence. “Alors, durant le festival, nous proposons plein de variétés différentes venues de toute la région. Les artistes aussi viennent de partout pour donner des concerts. On attendait 500 personnes en septembre dernier, on en a eu 1 500.”

On sent que, tout doucement, un lien de confiance est en train de se créer au sein de la population” ajoute Nemanja Nestorovic. “On observe certains changements dans le comportement des gens. Il y a vingt ans, mettre un Serbe et un Albanais du Kosovo dans la même pièce était un exploit. Aujourd’hui, on entend des patrons de café nous dire qu’ils ouvriraient bien un établissement de l’autre côté”.

Chanter pour un visa

Les jeunes, eux, partagent bien d’autres rêves communs : le voyage, la liberté, sortir d’un pays qu’il est extrêmement difficile de quitter, puisqu’un visa est encore exigé. Erjona, 18 ans, est l’une des rares habitantes de Mitrovica à avoir obtenu le précieux sésame. Dans quelques semaines, elle s’envolera pour Berlin pour y donner une série de concerts avec son groupe, Zenith. “Tout ce dont j’ai envie, nous lance-t-elle, c’est de représenter Mitrovica dans le monde entier”. La politique et le communautarisme “on en a vraiment marre, je ne veux même pas en parler”.

Erjona est albanophone mais vit dans la partie nord de la ville, les trois autres membres de son groupe sont Serbes. Tout ce qui les intéresse, c’est la musique. “On arrive à former une dizaine de jeunes chaque année” nous explique Emir Hasani, professeur de guitare à la Mitrovica Rock School dont est issu leur groupe. Lancée en 2008, l’école réunit elle aussi des jeunes de toute la ville autour de projets communs. “Nos moyens sont limités, on ne fait rien d’extravagant, mais on dispose d’un petit espace pouvant accueillir 150 personnes lors des concerts. Les choses se passent de mieux en mieux à Mitrovica, il y a de l’espoir et un avenir pour les jeunes”.

Carte
Carte ©IPM