Wikipédia : « On demande le respect du pseudonymat »… La peur des contributeurs de voir leur identité révélée
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Lundi, une lettre ouverte exceptionnelle, signée par plus de 550 contributeurs de Wikipédia, dénonce « l’intimidation des contributeurs bénévoles » de l’encyclopédie. A l’origine de cette lettre, des modifications sur la page du journal Le Point, qui ont conduit l’un des journalistes du magazine à contacter un contributeur le prévenant d’un article qui allait paraître « en donnant [son] identité, [sa] fonction, en sollicitant une réaction officielle de [son] employeur ».
Entre Wikipédia et Le Point, le torchon brûle depuis longtemps. Le magazine a déjà publié plusieurs articles sur les batailles idéologiques et les guerres d’édition qui ont lieu sur les pages de l’encyclopédie. A plusieurs reprises, et encore ce mardi, Le Point a fait savoir qu’il était mécontent du traitement qui lui était réservé. « L’article était effectivement déséquilibré entre les éléments historiques et plus contemporains, reconnaît Jules*, l’un des administrateurs de Wikipédia. Mais il n’y a pas de mensonges, tout était très bien sourcé. »
D’autres contributeurs ont déjà vu des informations personnelles publiées dans Le Point. « En avril 2024, je remarque qu’Erwan Seznec [journaliste au newsmag] a beaucoup publié dans les pages discussion de l’encyclopédie, raconte Sijysuis. Je lui ai rappelé les règles de l’encyclopédie. Il s’est montré peu coopératif et a indiqué qu’il me contacterait pour faire le contradictoire sur un article. Il m’a effectivement contacté, mais sur mon profil LinkedIn à mon vrai nom et en écrivant à une association dont je suis membre. Je n’ai pas répondu pour ne pas associer mon pseudonyme et mon identité civile. » Son identité a été par la suite révélée sur Wikipédia, avant d’être masquée à la demande des administrateurs. « Quand on en vient à dire que Le Point a une dérive trumpiste trois ans avant Trump, je pense effectivement qu’on est en droit de demander des corrections », estime Erwan Seznec, interrogé par France Info. Contacté par 20 Minutes, le journaliste nous redirige vers l’article paru mardi sur le site du magazine. « Notre crime ? Avoir envoyé un mail à un contributeur », défend l’article.
« Les contributeurs sont régulièrement visés par du harcèlement »
Le pseudonymat constitue pourtant un élément important dans la communauté des contributeurs Wikipedia. « Déjà, c’est une recommandation de la plateforme, rappelle Sijysuis. L’identité reste accessible en cas de requête d’un juge. Mais surtout, c’est un champ qui attire des trolls ou des personnes qui peuvent se montrer violentes. » « De la même manière que les journalistes accordent de l’importance au secret des sources, nous, on demande le respect du pseudonymat, résume Jules. Quand on s’y attaque, on s’attaque à Wikipédia. »
« Les contributeurs sont régulièrement visés par du harcèlement, poursuit Jules. Bénévole, ça demande du temps et ce genre d’intimidation, c’est de nature à provoquer de l’autocensure. » Lui-même a été la cible de harcèlement sur les réseaux sociaux, dont deux qui ont donné lieu à des plaintes. Face à de tels épisodes, « un administrateur qui apparaissait sous son vrai nom a renommé son compte, des contributeurs se renomment ou demandent le masquage de leur compte », évoque par exemple Jules.
La fondation Wikimedia se saisit du problème
« Ça n’engage que moi, mais j’y vois la suite ou un écho des attaques d’Elon Musk sur Wikipédia ou de Trump sur la presse », dénonce aussi l’administrateur. Aux Etats-Unis, le patron de Tesla et X multiplie les attaques contre « Wokepedia » et les biais supposés de l’encyclopédie. Le média américain Forward a eu accès à un document du think tank conservateur Heritage Foundation qui détaille comment celui-ci souhaite identifier la vraie identité des contributeurs jugés « antisémites », avec une définition plutôt floue.
La fondation Wikimedia prévoit de déployer des outils de soutien aux contributeurs visés, dont une partie était jusque-là utilisée dans des pays autoritaires comme la Biélorussie, rapporte 404, un autre média anglophone. Parmi celles-ci, le masquage de l’adresse IP pour les contributeurs sans compte, ou l’autorisation de comptes secondaires dans des cas particuliers. En France, la fondation met déjà à disposition une ligne d’écoute gratuite, ainsi que des conseils juridiques dans certains cas le nécessitant.
La branche française de la fondation Wikimedia a aussi publié un communiqué pour soutenir la lettre ouverte de lundi. « Rien ne justifie et ne justifiera jamais des menaces envers des personnes qui offrent leur temps pour contribuer à la connaissance libre », assure celui-ci. Preuve de l’émoi suscité dans la communauté : des contributeurs d’autres langues, comme le grec ou l’azéri, ont signé la tribune, ainsi qu’une quarantaine d’administrateurs.
*le prénom a été modifié