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« Un cercle vicieux » : la Chine ne soutient pas son industrie automobile

La Chine a produit 31 millions de véhicules en 2024, qui est deux fois plus que les États-Unis. Selon le Gasgoo Automotive Research Institute, la Chine dispose aujourd’hui d’une capacité de production deux fois supérieure à sa production effective de 27,5 millions de véhicules par an.

En cherchant à établir rapidement la première puissance automobile mondiale, Pékin a déclenché un mécanisme devenu presque incontrôlable. Des subventions massives, une production excessive et une guerre des prix ont fait de la réussite industrielle chinoise une menace économique. Le rêve d’autosuffisance se transforme en surchauffe.

« L’invasion chinoise ». Ce sujet est au cœur des préoccupations dans l’industrie automobile européenne. Les résultats globaux des constructeurs sont décevants et l’une des explications souvent avancées est une « concurrence internationale accrue ».

En d’autres termes, les fabricants chinois offrent de meilleurs produits à des prix plus bas, éclipsant ainsi les constructeurs dits « traditionnels ».

Cependant, cette réalité est encore peu perceptible en Europe, où les exigences en matière de sécurité et la récente augmentation des droits de douane rendent les différences de prix entre modèles européens et chinois relativement minimes. En revanche, sur d’autres marchés, notamment en Asie, la situation est différente.

Quoi qu’il en soit, la Chine inonde le marché mondial de voitures, qu’elles soient électrifiées ou thermiques, et est devenue, depuis deux ans, le premier exportateur mondial de voitures, devançant le Japon. Cependant, derrière ces données se cache une réalité que Pékin ne désire pas nécessairement exposer au grand jour.

Sur les hauteurs de Chengdu, dans un centre commercial étincelant, un vaste showroom affiche des remises dignes d’un film de science-fiction. Une Audi locale est vendu à moitié prix, un SUV sept places de la marque FAW est proposé à 18 900 euros (soit plus de 60 % de réduction par rapport au prix initial), et des rangées entières de véhicules attendent d’être achetés.

À première vue, le client chinois semble connaître un véritable âge d’or. En vérité, cette surabondance dissimule un déséquilibre : la Chine produit bien trop de voitures. Et cette surproduction risque désormais de plonger la première puissance automobile mondiale dans une crise systémique. Explications.

Une réussite devenue piège

Depuis 15 ans, Pékin a fait de l’automobile un pilier de sa puissance industrielle. Subventions massives, crédits d’impôts, terrains offerts pour les usines : tous les leviers de l’État ont été actionnés pour bâtir une industrie capable de dominer le monde et, surtout, de surpasser les constructeurs occidentaux dans la course à la voiture électrique.

L’objectif affiché en 2017, dans le « Medium- and Long-Term Development Plan for the Automotive Industry », était ambitieux : produire 35 millions de véhicules par an d’ici 2025 et devenir le leader incontesté des nouvelles mobilités.

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En 2024, la Chine est presque parvenue à son but : 31 millions de véhicules ont été produits, soit deux fois plus que les États-Unis. L’industrie nationale a effectivement surpassé ses rivales étrangères. Toutefois, derrière ce succès se cache une réalité moins rose. En effet, cette production record ne répond plus à la demande réelle du marché, mais à des objectifs politiques de croissance émanant des autorités.

Chaque province veut sa part du gâteau. Attirer un constructeur revient à créer des emplois, générer des recettes fiscales et, surtout, afficher sa loyauté envers le régime. Dans un pays où la carrière d’un gouverneur dépend autant de son ardeur économique que de sa bonne conduite idéologique, chaque nouvelle usine devient une vitrine politique. En conséquence, des dizaines de sites émergent, souvent sans véritable justification économique.

« Quand une directive de Pékin désigne un secteur comme stratégique, chaque gouverneur veut sa propre usine », explique Rupert Mitchell, ancien dirigeant d’un constructeur chinois auprès de Reuters. « Le problème est que cela pousse tout le monde à surinvestir. »

Une mécanique devenue infernale ?

Cette politique volontariste a donné naissance à une spirale d’excès. Les constructeurs, dopés aux aides publiques, multiplicent les sites de production. Les gouvernements locaux, de leur côté, subventionnent généreusement pour améliorer leurs statistiques industrielles. Pourtant, le marché ne peut pas soutenir cette dynamique.

Selon le Gasgoo Automotive Research Institute, la Chine dispose aujourd’hui d’une capacité de production deux fois supérieure à sa production effective de 27,5 millions de véhicules par an. La situation est particulièrement préoccupante pour les véhicules thermiques, dont la demande s’est effondrée sous l’effet des politiques pro-électriques.

Face à cette abondance, les constructeurs n’ont d’autre choix que de jouer sur les prix. La guerre tarifaire fait rage depuis trois ans. Des modèles électriques chinois se vendent à moins de 10 000 euros, des niveaux impossibles à atteindre en Europe ou aux États-Unis. Le marché est devenu une vaste arène où les marques s’affrontent, souvent à perte.

Les concessionnaires, coincés entre des objectifs irréalistes et des stocks saturés, sont les premières victimes. Selon le média China Automobile Dealers Association, seuls 30 % d’entre eux sont rentables aujourd’hui. Pour toucher leurs primes, certains immatriculent eux-mêmes les voitures invendues, de sorte que les constructeurs puissent les comptabiliser comme « vendues ».

Une stratégie assimilable aux ventes tactiques en Europe, mais dans une mesure plus extrême. D’autres proposent leurs véhicules sur des plateformes en ligne ou les cèdent à des revendeurs parallèles comme Zcar, qui les écoulent à perte.

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Le résultat est donc un écosystème artificiel, où chacun ment pour survivre : les usines continuent de produire pour satisfaire la législation, les concessionnaires gonflent leurs chiffres pour préserver leurs marges, et les revendeurs manipulent un marché parallèle de voitures « neuves d’occasion », à zéro kilomètre.

Les ravages de la surproduction

Ce déséquilibre a donné lieu à des scènes dignes d’une dystopie industrielle. En Chine, de vastes parkings se transforment en cimetières de voitures neuves.

Des milliers de véhicules, produits mais jamais écoulés, s’entassent sur des terrains vagues, leurs carrosseries couvertes de poussière, leurs pneus craquelés. Sur les plateformes d’enchères d’Alibaba, des lots de plusieurs centaines de voitures neuves de chez BYD ou de Dongfeng, souvent déjà assurées et immatriculées, sont proposés à des prix dérisoires.

Certaines situations atteignent l’absurde : à Shenzhen, près de 2 000 voitures Denza (une marque de BYD) sont restées à l’abandon pendant cinq ans après un conflit commercial. Lorsque la justice a ordonné leur vente aux enchères, les véhicules étaient en état neuf, les sièges encore enveloppés de plastique, mais couverts de moisissure.

Dans les showrooms, le spectacle n’est pas plus rassurant. Certains revendeurs diffusent leurs promotions en direct sur la plateforme Douyin (le TikTok chinois) à des millions d’internautes. Un influenceur, Wang Lihong, a acquis une certaine renommée en écoulant ces « occasions neuves » en temps réel.

Une bulle à la chinoise

Cette frénésie de production et de ventes fictives rappelle d’autres bulles chinoises : celle de l’immobilier, qui a vu s’effondrer des géants comme Evergreen, ou celle du solaire. Là encore, l’État a massivement subventionné des secteurs jugés stratégiques, et la surcapacité a finalement déstabilisé tout un domaine.

Les économistes craignent désormais un effet domino. L’automobile et ses services connexes représentent près de 10 % du PIB chinois. Une crise majeure toucherait donc au cœur-même de la croissance du pays.

Pékin en est conscient. Dès l’été 2025, Xi Jinping lui-même a publiquement interpellé les provinces sur leur obsession pour les « industries de prestige » (à savoir les voitures électriques, l’intelligence artificielle et l’industrie du semi-conducteur), mettant en avant les « investissements redondants et inefficaces ». Cependant, les solutions correctrices restent limitées : laisser mourir des constructeurs signifierait provoquer des faillites en chaîne et des licenciements massifs. Un scénario politiquement explosif.

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Pourtant, c’est ce qu’appellent certains analystes. Le cabinet AlixPartners estime que seules 15 marques sur 129 survivront d’ici 2030. He Xiaopeng, patron de Xpeng, va plus loin : « Pour survivre, il faudra vendre au moins trois millions de voitures par an. À ce rythme, il ne restera qu’une poignée de constructeurs chinois dans cinq ans. »

Une menace mondiale

La crise ne concerne pas uniquement la Chine. Elle s’exporte. Les excédents de production saturent les marchés étrangers, où les fabricants occidentaux s’inquiètent d’une concurrence à bas coût impossible à suivre. En Europe, les voitures électriques chinoises (parfois vendues 40 % moins cher que leurs équivalents européens grâce à des remises impressionnantes) suscitent déjà la colère des industriels.

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Aux États-Unis, les autorités ont pratiquement fermé le marché aux constructeurs chinois, invoquant des raisons de « sécurité nationale ».

En Europe, le débat est plus complexe : faut-il ériger des barrières protectionnistes, au risque de freiner la transition énergétique, ou accepter cette déferlante au détriment de nos usines, déjà en proie à une érosion rapide ?

Au final, la crise actuelle révèle que la puissance industrielle chinoise, loin de constituer un modèle uniforme, est en réalité fragilisée par sa propre approche dirigiste.

Vers une consolidation inévitable

Le scénario le plus probable, selon les experts, est celui d’une lente consolidation. Les géants comme BYD ou Geely absorberont les plus petits acteurs. Les marques les plus vulnérables, telles que Neta ou Ji Yue, déjà en faillite ou en restructuration, disparaîtront discrètement, sous la supervision bienveillante de l’État.

Cependant, ce processus prendra du temps. La Chine n’est pas prête à affronter de front une vague de fermetures massives dans un secteur aussi emblématique que l’automobile, un domaine que le monde entier lui envie.

Le paradoxe est assez frappant : en cherchant à dominer la mobilité mondiale, la Chine a créé une industrie qu’elle ne peut plus arrêter. Une industrie trop vaste, trop subventionnée, trop ancrée dans la logique politique pour se réformer sans heurts. L’empire automobile chinois avance à toute vitesse… mais sans réellement savoir où il va.