High-tech

« Elon Musk vit vraiment dans un monde quasiment imaginaire »

C’est une plongée aussi fascinante qu’inquiétante dans la tête d’Elon Musk. Sortant de son champ de recherche sur le comportement des réseaux sociaux, le mathématicien David Chavalarias s’est intéressé aux tweets de l’homme le plus riche de la planète, propriétaire de X, Elon Musk.

De la lecture d’Elon Musk en 50 tweets (éd. Seuil), en librairie ce 6 juin, ressort le portrait d’un homme qui abreuve les utilisateurs de son réseau de ses obsessions et dont le but ultime est de conquérir Mars pour y bâtir une planète refuge pour l’humanité face à un risque d’effondrement civilisationnel. Oui, comme Isaac Asimov décrit la planète Terminus dans la série culte de science-fiction Fondation.

Pourquoi avez-vous voulu analyser les tweets d’Elon Musk ?

Je travaille sur X depuis 2016 et j’ai vu le personnage entrer dans le paysage, avec des interventions de plus en plus politiques et parfois cryptiques. Il parle de survie de l’humanité, de conquête spatiale, de la faillite des États-Unis, de virus mental woke, du déclin de l’Europe : on ne voit pas tout de suite le lien entre tout ceci. Il y a eu des biographies d’Elon Musk, mais il me semblait important de revenir à ses verbatims et d’essayer de trouver les clés d’interprétation.

Elon Musk a écrit 80.000 tweets. Le défi a été de trouver dans cette masse ceux qui éclairent sa façon de voir le monde, et de les relier aux courants de pensée auxquels il se raccroche et d’évaluer leur pertinence scientifique. Il a souvent une vision des choses en contradiction avec certaines connaissances scientifiques, même s’il se présente comme quelqu’un à la pointe de la technologie.

Qu’est-ce qui guide l’action d’Elon Musk ?

Très clairement, et c’est vraiment frappant, il ramène tout au fait de « sauver l’humanité ». Le terme « humanité » et le terme « sauver » doivent être compris dans un sens totalement différent des sens usuels, c’est pourquoi il est important de donner du contexte. L’imaginaire d’Elon Musk est empreint des lectures d’Asimov, qui narre la construction de Terminus, ville refuge dans un coin reculé de l’univers, destinée à préserver l’humanité face à l’effondrement de la civilisation. Construire l’équivalent de Terminus sur Mars est devenu pour Musk un impératif moral absolu. Il vit vraiment dans un monde quasiment imaginaire, nourri de science-fiction, où il veut reproduire ses lectures d’enfance à tout prix.

Mais, pour lui, l’humanité désigne l’ensemble des humains susceptibles de vivre un jour dans l’univers ces prochains milliards d’années. C’est ce qu’il faut sauver d’une catastrophe probable sur Terre, y compris au prix d’une partie de la population terrestre actuelle qui, finalement, ne représente qu’une infime portion de l’humanité. C’est assez peu commun comme manière de penser !

Dans le livre, on découvre un univers inquiétant où les progressistes, ceux qui sont « contaminés » par le « virus mental woke », sont déshumanisés, et où faire preuve d’empathie est une faiblesse. Quel est le rapport avec Mars ?

Au-delà de son obsession martienne, il a des obsessions secondaires, et qu’il relie à son projet extraterrestre. Les personnes atteintes du « virus mental woke » favorisent l’humain sur la performance, sont pour la régulation, contre les discriminations, autant d’attitudes qui risquent, selon lui, de ralentir son projet.

Autant ses alliés politiques, comme Donald Trump, parle de wokisme pour dénigrer leurs adversaires, autant Musk est convaincu que le wokisme est un virus contagieux qui transforme ses victimes en zombie, un peu comme un virus informatique. S’il était amené à se répandre sur Terre, cela pourrait compromettre son projet martien. Il s’est donc lancé dans une croisade contre ce « virus mental woke », ce qui est une forme de folie parce que ce n’est évidemment pas une maladie, mais simplement un système de valeurs différent du sien. Et encore, le wokisme désigne tant de choses disparates pour ses détracteurs qu’il ne signifie plus grand-chose.

Elon Musk a manipulé Twitter. Comment a-t-il fait pour le tourner à son avantage ?

Elon Musk a prétendu racheter Twitter au nom de la liberté d’expression, mais il s’agissait en fait d’orienter cette fabrique de l’opinion mondiale dans le sens de ses idées. Dès son arrivée, il a rétabli des comptes autrefois bannis pour appel à la haine, au racisme ou à la violence. Il a abandonné la modération humaine pour la remplacer par un système biaisé : les notes de la communauté. Bien que l’algorithme de X soit secret, on sait qu’il l’a modifié pour se mettre au centre du jeu, en favorisant l’apparition de ses messages dans les fils d’actualité de tous les utilisateurs et en suggérant son compte aux nouveaux utilisateurs. Il est ainsi passé en quelques mois de 80 millions à 220 millions d’abonnés.

Nous avons également mesuré l’augmentation du niveau de toxicité des contenus recommandés par X. Tout cela a permis, de manière systémique, de favoriser les prises de parole de ses alliés à l’échelle de la plateforme et de faire monter la température sociale en rendant les rapports plus conflictuels avec + 50 % de toxicité dans les échanges. Aujourd’hui, il suffit à Elon Musk d’interagir avec un compte ou un contenu pour que ceux-ci soient propulsés au niveau mondial auprès des quelque 600 millions d’utilisateurs de X.

Notre dossier sur Elon Musk

Le rachat de Twitter paraît être la pierre angulaire de son action, qui a mis en branle toute une série d’autres. Cela devrait-il nous alerter sur la puissance des réseaux sociaux ?

Oui, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai fait ce livre. Avec mes équipes, nous avions documenté plusieurs dysfonctionnements de Twitter-X. Quand j’ai vu à quel point Musk s’autorisait à instrumentaliser ce réseau social pour manipuler l’opinion publique de divers pays, cela a été un signal d’alerte absolu. Il a par exemple utilisé la puissance de son réseau social à plein pendant les élections américaines, puis allemandes et lors des émeutes au Royaume-Uni de l’été 2024.

Il faut prendre conscience de l’influence structurelle des réseaux sociaux sur nos démocraties et s’en préoccuper. Mais même au-delà, les États-Unis étant clairement devenus hostiles à l’Europe, avec une utilisation des technologies de l’information comme instrument de domination et de guerre hybride, un sursaut est nécessaire pour reprendre la main sur ces technologies et nos démocraties.