France

Zones à faible émission : Pourquoi les métropoles marchent-elles sur des œufs dans l’application des ZFE ?

Outil d’amélioration de la qualité de vie pour les uns, vecteur d’exclusion et machine à fabriquer des « gilets jaunes » pour les autres, le dispositif des ZFE (Zones à faibles émissions) va connaître un coup d’accélérateur au 1er janvier. Alors qu’elles ne concernent actuellement que douze grandes métropoles françaises (dont Paris, Lyon, Aix-Marseille-Provence, Nice ou encore Toulouse) ces zones, destinées à limiter la circulation des véhicules les plus polluants, seront déployées dans une trentaine d’agglomérations supplémentaires en 2025.

Issues de la loi Climat et Résilience, les ZFE vont en effet concerner toutes les agglomérations de plus de 150.000 habitants – comme Lille, Bordeaux, Nantes, Rennes. Les véhicules qui ne pourront plus y circuler sont les « non classés » en vignette Crit’Air, soit les voitures immatriculées avant 1997 et les utilitaires légers immatriculés avant le 30 septembre 1997. Ces agglomérations sont toutefois libres de prendre des mesures plus restrictives. Parmi celles les ayant déjà imposées, Paris, Lyon et Strasbourg seront les seules à limiter, sur le papier, la circulation des véhicules Crit’Air 3, soit les voitures diesel immatriculées avant 2011 et les voitures à essence immatriculées avant 2006.

Une liste de dérogations longue comme le bras

Dans les faits, cette montée en puissance des ZFE va s’accompagner de tout un tas d’aménagements et de dérogations qui vont limiter ses effets supposés, du moins dans un premier temps. Prenons l’exemple de Bordeaux, où la ZFE sera appliquée au 1er janvier dans le secteur dit « intrarocade », uniquement pour les véhicules « non classés », soit 160.000 véhicules à l’échelle du département (3 % des ménages) et 11.000 véhicules à l’échelle de la métropole (2,1 % du parc automobile de la métropole). Bordeaux Métropole va leur accorder un « pass ZFE » qui leur permettra quand même de pénétrer à l’intérieur de la zone 24 jours par an, pour une période de 24 heures. Sans parler de la liste de dérogations longue comme le bras, qui concernera les personnes « souffrant d’une affection longue durée », « assurant le rôle de proche aidant », ou encore les véhicules techniques, les véhicules de collection…

Et la métropole bordelaise est loin d’être une exception. A Rennes, la ZFE concernera également seulement les véhicules dits « non classés », qui auront eux aussi la possibilité d’utiliser un « pass ZFE » valable 52 fois par an pour une période de 24 heures. A Lille, la dérogation concernera les « petits rouleurs » et les détenteurs d’une carte d’abonnement au réseau de transport.

Le souvenir des « gilets jaunes »

« Un certain nombre de villes a des réticences pour établir des ZFE trop restrictives, car elles savent que ce sont les populations les plus pauvres qui vont en payer le prix, puisque ce sont elles qui a priori possèdent les voitures les plus anciennes, donc les plus polluantes, et aussi celles qui n’ont pas les moyens de s’acheter une nouvelle voiture » résume Guillaume Pouyanne, maître de conférences en économie urbaine à l’université de Bordeaux, directeur adjoint du programme de recherches Développement, Villes et Inégalités. « Même si les villes mettent parallèlement en place des aides pour l’achat de véhicules moins polluants » ajoute-t-il.

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Beaucoup d’élus restent par ailleurs marqués par le souvenir des « gilets jaunes ». « C’est encore frais, et on n’est pas très loin de ça avec les ZFE… On peut aussi ajouter l’angoisse d’un centre-ville moins fréquenté, avec des conséquences sur le commerce et l’économie locale d’une manière générale, poursuit l’économiste. Tout cela explique que l’on se retrouve avec versions édulcorées de ZFE. »

Des radars devraient arriver début 2026

Même les métropoles les plus avancées marchent sur des œufs. A Strasbourg, où l’Eurométropole « a déployé l’une des ZFE les plus ambitieuses de France », assure-t-elle, les véhicules « non classés », ainsi que les Crit’Air 4 et 5 ne peuvent déjà plus circuler (sauf autorisation spéciale). Mais la collectivité a finalement décidé d’accorder un sursis de deux ans aux véhicules Crit’Air 3, jusqu’au 31 décembre 2026, « au regard de la situation économique et sociale de nombreux ménages, de l’état du parc de véhicules encore en circulation, ainsi que de l’absence de moyens de contrôles automatisés pourtant promis par l’État ». Si les contrevenants risquent une amende de troisième classe (68 euros forfaitaires), les contrôles restent encore très rares. Des radars devraient arriver début 2026 pour les automatiser, selon le gouvernement.

A Paris, les mêmes véhicules Crit’Air 3 seront sur le papier interdits de circuler à partir du 1er janvier, mais seront en réalité dispensés de contrôle pendant un an, a annoncé la métropole, regrettant « le désengagement de l’Etat » de ce dispositif. Ils bénéficieront de surcroît d’un « pass 24 heures » pendant vingt-quatre jours pour circuler librement dans la ZFE, en plus des week-ends, soit 139 jours au total. A Lyon, l’exclusion des Crit’Air 3 concernera 46.800 véhicules, soit 11 % du parc automobile particulier. Mais leurs propriétaires pourront aussi bénéficier d’une dérogation « petit rouleur », ouvrant droit à 52 jours de circulation par an dans la ZFE.

« Le luxe aujourd’hui est de pouvoir se passer de voiture »

La peur d’une « giletjaunisation » de la société, et la pression des lobbys automobiles, qui dénoncent « l’injustice » de ces ZFE, qui feraient « des conducteurs n’ayant pas les moyens financiers de changer de véhicule des citoyens de seconde zone », feraient-elles donc trembler les métropoles ? « On touche aussi à des habitudes bien ancrées, et la philosophie pour ce genre de mesures est de démarrer doucement, pour durcir progressivement les règles, tempère la doctorante Elena Held, qui prépare une thèse sur les ZFE. Ce n’est jamais tout d’un coup ».

« Il faut aussi comprendre les élus territoriaux, à qui l’on impose d’en haut cette ZFE, et qui voient bien que cela risque de leur poser des problèmes sociaux, ajoute Guillaume Pouyanne. Une institution comme la métropole a davantage confiance dans sa propre politique de mobilité, plutôt que dans cet outil qui est certes intéressant, mais qui présente des inconvénients ».

L’économiste spécialiste des questions de développement territorial et d’étalement urbain, assure d’ailleurs que « cela fait 25 ans que l’on met en place des politiques anti-voitures dans les villes, avec notamment le développement des tramways, la piétonnisation des centres-villes, car on sent bien qu’il va falloir changer de modèle, de façon de faire la ville ».

« Si on caricature, poursuit-il, il y a cinquante ans, le luxe était d’avoir une voiture, aujourd’hui c’est de pouvoir s’en passer ». Même si se dessine en filigrane, « la peur de créer une ville duale », avec d’un côté un centre-ville « apaisé » doté de modes de déplacement « doux », et de l’autre une périphérie « pensée à partir de la voiture », avec ses centres commerciaux et ses zones pavillonnaires.