France

Vilebrequin, Chef Otaku… Pourquoi les clashs entre youtubeurs nous fascinent autant

YouTube, ton univers impitoyable. Dans une vidéo publiée jeudi dernier, l’influenceur Sylvain Lyve clashe son ancien partenaire, Pierre Chabrier, pendant 55 minutes. Infidélité, vol d’argent, jalousie… Les deux compères tenaient la chaîne YouTube Vilebrequin, spécialisée dans l’automobile, entre 2017 et décembre 2023, date de la séparation du duo. En août 2024, Pierre lançait les « hostilités » sur sa chaîne dans un premier « face cam » où il rejetait la faute de la séparation sur Sylvain, supplément larmes.

4,8 millions de vues pour Pierre à l’époque, une audience largement supérieure aux vidéos de sa chaîne solo (aucune autre ne dépasse le million). La réponse de Sylvain a cumulé 9,2 millions de vues en quatre jours, là aussi largement au-dessus de ses standards. Et l’année 2025 commençait déjà fort en dramas sur YouTube France avec la dispute entre le Chef Otaku, youtubeur manga, et Petit chef, son propre frère. Carton d’audience et commentaires garantis.

L’émotion publique plutôt que l’opinion publique

Mais pourquoi ces disputes entre youtubeurs fascinent-ils autant les Internet ? Alexandre Eyries, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université catholique de l’Ouest à Niort, y voit les bas instincts classiques de la société du spectacle : « Entre les clashs des youtubeurs et ceux de la téléréalité qui ont tant fait son succès, il n’y a pas de grandes différences. Des gens  »normaux », à qui on s’identifie, se clashent sur des thématiques qui nous font réagir : le sexe, l’argent, la mort ».

Vincenzo Susca, maître de conférences en sociologie de l’imaginaire à l’Université de Montpellier et auteur de Technomagie. Extases, totems et enchantements dans la culture numérique (Liber, 2024) : « Aujourd’hui, les passions se cristallisent autour des petites histoires quotidiennes. Les influenceurs font une mise en scène complète de leur vie, disputes comprises, au point qu’il n’y a plus d’opinion publique mais une émotion publique, où l’on perd toute rationalité. »

Des mises en scène et des faux clashs

Le « face caméra » est ainsi particulièrement prisé, détaille Estelle Gueï, directrice de l’Agence de Communication Digitale et Influence, 2GR. « Cela permet de surjouer l’intimité et la confidence. Il y a également une suite de rebondissements. On en apprend chaque jour un peu plus sur les affaires en cours ; il y a des révélations, des surprises, comme dans une série ». Chaque camp accuse d’ailleurs l’autre de faire de la mise en scène et d’en rajouter pour manipuler le public.

Le clash fonctionne si bien sur YouTube que des vidéastes n’hésitent pas à se lancer dans de fausses disputes par vidéos interposées. Ainsi, Juju Fitcats, 3,1 millions d’abonnés, et Tibo InShape, youtubeur numéro 1 en France avec 25,8 millions, en couple dans la vraie vie, ont mis en scène leur (fausse) rupture il y a quatre ans, avec étalage de commentaires sur les réseaux sociaux et chacun une vidéo attaquant l’autre. Résultat : 21 millions de vues pour Tibo, sa troisième meilleure vidéo en termes de vues, et 32 millions pour Juju, de loin sa meilleure audience.

Souder et renouveler sa communauté

Car il est facile pour le public de devenir empathique. Qui n’a jamais connu dans sa vie une trahison, la jalousie d’un frère, une déception amicale ou une rupture ? Robert Zuili, psychologue des émotions et auteur de Le pouvoir des liens (Mango, 2024), développe : « Nos commentaires, nos vues, nos abonnements nous donnent l’impression d’avoir un pouvoir sur l’histoire en cours, de pouvoir l’influencer et réparer l’injustice à laquelle on assiste. C’est une sorte de catharsis pour nos propres déceptions quotidiennes. »

Le public se montre donc très actif, mais également très versatile. D’abord derrière Pierre après sa vidéo, les internautes sont devenus massivement « pro-Sylvain » après la publication de ce dernier. Robert Zuili explique ces nombreuses volte-faces « par le manque d’attache initiale. Nos liens avec les youtubeurs étant lointains, chaque nouvel argument peut nous faire changer de camp ». Là encore un atout, précise Vincenzo Susca : « Non seulement ces  »dramas » soudent une communauté en un  »les nôtres contre les autres », mais ils permettent aussi de renouveler le public. Certains partisans de l’autre camp s’en vont, des curieux apparaissent, créant une dynamique ».

Peut-on s’enfermer dans le drama ?

Reste de nombreux effets pervers. En premier lieu, du cyberharcèlement, Pierre Chabrier évoquant notamment des envies suicidaires. « Si le drama peut être mis en scène, les conséquences et la violence des commentaires sont, elles, bien réelles », avertit Alexandre Eyries. Et le mécanisme, une fois déclenché, peut vite dépasser les protagonistes. Dans un live cette semaine sur Twitch, Sylvain Lyve a essayé de siffler la fin de la récré en demandant à son public de ne pas relancer une guerre ayant déjà fait de nombreux dégâts.

Une attitude mal perçue par une bonne partie du public, qui demande plus de sang et moins de calme. « Plus encore que les stars de cinéma ou de culture traditionnelle, les célébrités d’internet sont dépendantes des vieweurs. Les commentaires deviennent le principal contenu et leurs exigences surpassent la volonté du youtubeur », poursuit Vincenzo Susca. Même analyse pour Estelle Gueï : « Le public est devenu médiateur du conflit, et peut à ce titre sans cesse le relancer. » Sans compter que le silence est très mal perçu, « C’est vu comme l’aveu du fait que l’autre qui a raison, obligeant chacun à réagir ».

Que reste-t-il après la guerre ?

Aussi voyeuriste et insatiable soit le public, il se lasse pourtant bien vite. « Tout comme la télé-réalité a fini par connaître une forte chute d’audience après ses années de gloire, c’était du vu et revu », rappelle Alexandre Eyries. En 2016, le YouTube français connaissait son premier drama avec la séparation des vidéastes lifestyle Caroline et Safia. Si leur clash a amené un buzz sans précédent aux deux, des années plus tard, la guerre a laissé deux chaînes en grande perte de vitesse, chacune peinant à dépasser les dizaines de milliers de vues. Estelle Gueï rappelle : « Le public vient en majeure partie sur YouTube pour se divertir et avoir de la bonne humeur, pas pour connaître les comptes en banque de l’ancienne chaîne Vilebrequin ou voir deux frères s’insulter. Le contrat social entre le youtubeur et le public est rompu ».

En 2019, Cyprien et Squeezie, les youtubeurs numéro 2 et 3 en France, mettaient fin à leur collaboration sur leur chaîne secondaire commune. Le tout sans clash et sans commentaires. Leurs chaînes respectives n’ont ainsi pas été affectées. Preuve que se quitter en silence, à défaut de rester bons amis, est la meilleure solution, fut-ce dans l’enfer de YouTube.