France

Une machine qui broie la jeunesse : fin de l’Eldorado pour les opérateurs de paris sportifs ?

L’an dernier, les sites de paris en ligne ont réalisé un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros, du jamais vu encore dans notre pays. Selon un sondage IFOP réalisé pour Addictions France, 62 % des parieurs déclarent avoir joué sous l’influence d’une publicité.

Il fut un temps, pas si lointain, où les acteurs de l’industrie du tabac usaient de créativité marketing pour attirer d’abord, puis fidéliser ensuite, leurs jeunes clients, grâce à des publicités alléchantes et des emballages attractifs. Des années plus tard, dans un autre siècle et face à un autre vice, ce sont désormais les entreprises de paris sportifs qui ont pris le relais, adoptant des méthodes agressives pour capter l’attention et alimenter un marché en pleine expansion en France. L’année dernière, les sites de paris en ligne ont généré un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros, un record dans notre pays.

Pour séduire ceux qui n’ont pas encore cédé à l’attrait de l’argent facile, ces entreprises font preuve d’une ingéniosité débordante, multipliant les offres promotionnelles et les « free bets » (paris gratuits) disponibles tout au long de la journée sur presque tous les supports possibles. Spots télévisés, radios, réseaux sociaux, affichage dans le métro et aux arrêts de bus : il est aujourd’hui impossible d’échapper à leurs influences, sauf à vivre reclus et à mener une existence isolée comme notre Thibaut Pinot national en Haute-Saône.

Après des années de laxisme, de silence ou de complaisance des autorités publiques envers ces entreprises, un changement semble enfin se profiler. C’est Addictions France qui a donné le premier signal d’alarme, mardi, à la Maison de la Chimie à Paris, dans le 7e arrondissement. Entourée d’élus, d’un ancien parieur devenu accro et d’un sociologue spécialisé, cette association a présenté son rapport intitulé « Carton rouge : le marketing agressif des paris sportifs ».

On ne bat pas le casino à son propre jeu

Bien que le sujet ne soit pas nouveau et que les risques soient partiellement connus, ce rapport mérite d’être mis en lumière, en soulignant les pratiques douteuses d’entreprises qui, selon Myriam Savy, directrice de la Communication et Plaidoyer chez Addictions France, ne sont rien d’autre que « des machines à broyer la jeunesse ». Des mots forts, à la hauteur de « l’urgence sanitaire » d’une situation où « des opérateurs font de l’argent sur le dos des malades ».

L’addiction aux jeux d’argent est en effet reconnue comme une pathologie par les autorités sanitaires. Derrière les promesses d’une vie ensoleillée, se cache une réalité bien plus sombre aux multiples conséquences (financières, familiales, conjugales, sociales, émotionnelles ou judiciaires). Ce que les bookmakers ne disent pas, c’est que les chances de sortir gagnant de ce jeu sont extrêmement minces. Voici quelques chiffres révélateurs.

  • 1 % des parieurs gagnent plus de 1.000 euros par an
  • 1 parieur sur 4 perd plus de 100 euros par semaine
  • 3 parieurs sur 4 ont une pratique à risque
  • 15,2 % des parieurs ont déjà pensé au suicide

Les plus avertis savent qu’on ne peut pas battre le casino à son propre jeu, même si l’addiction peut parfois l’emporter sur la raison. Il en va de même pour les entreprises de paris sportifs. C’est une question statistique, mathématique, indiscutable. Pourquoi entreprendraient-elles de perdre de l’argent ? Winamax, Unibet, Betclic et autres ne sont pas des associations à but non lucratif et leur objectif est de maximiser leurs profits grâce aux mises des parieurs.

« J’ai tenté de mettre fin à mes jours »

Pour cette raison, elles ne favorisent pas les rares parieurs qui gagnent et bichonnent ceux qui, au contraire, perdent leur argent et leur vie sociale. Nicolas, 27 ans, qui a plongé dans l’univers des paris à 15 ans, est un exemple. Après avoir réussi à sortir de cette spirale infernale, il consacre aujourd’hui son temps à sensibiliser la jeunesse aux graves dangers de cette addiction camouflée en loisir. Il a réalisé un clip pour faire part de son expérience, qui a bien failli lui coûter la vie. Il confie avoir perdu « plus d’un million d’euros en dix ans », à travers des salaires et des crédits engagés pour tenter de se refaire.

« Être ici, vivant, pour vous parler aujourd’hui est déjà un miracle en soi. Ce mot n’est pas choisi au hasard […] Je me sentais comme un moins que rien, rongé par la culpabilité. J’en suis venu à croire que le problème, c’était moi, que j’étais une erreur. Alors j’ai voulu corriger cette erreur, la rayer de la surface de la Terre. Puisque je pensais ne plus mériter de vivre, j’ai tenté de mettre fin à mes jours, mais par miracle, j’ai survécu. Aujourd’hui, j’ai choisi de transformer cette souffrance en engagement. Je veux témoigner, alerter et lutter pour que d’autres ne vivent pas le même enfer. »

Son histoire est similaire à celle de milliers d’autres jeunes à travers le pays. Et pas n’importe lesquels, mais souvent ceux issus de quartiers populaires, où le taux de chômage est bien supérieur à la moyenne nationale, ce qui en fait des cibles idéales en raison de leurs difficultés économiques et de leur passion ardente pour le sport, en particulier le football. Le rapport évoque un nouvel « impôt sur la misère », puisé directement dans les poches de ces jeunes en quête d’ascension sociale.

Le département de la Seine Saint-Denis a détourné les campagnes de pub des opérateurs de paris sportifs pour alerter sur les dangers de l'addiction.
Le département de la Seine Saint-Denis a détourné les campagnes de pub des opérateurs de paris sportifs pour alerter sur les dangers de l’addiction. – Aymeric LE GALL

Les influenceurs également dans le viseur

« Les campagnes publicitaires adoptent un langage de quartier et un esthétisme inspiré des représentations stéréotypées de la banlieue : rappeur, barres d’immeubles, références à la prison ou scènes de vie sociale devant un kebab », remarque le rapport. Le tout avec la complicité des influenceurs qui motivent les jeunes à se ruer sur les offres exclusives et les codes promos, sans mentionner qu’ils sont grassement rémunérés pour cela et en omettant, ou si peu, de prévenir des risques liés à une pratique irresponsable.

Cité dans le rapport en tant que partenaire de Winamax, Mohammed Henni, influenceur et fan de l’OM, avec 2 millions d’abonnés sur YouTube et Instagram, a publié 155 contenus sur les paris sportifs rien que pour l’année 2024.

Actuellement, le problème est que l’Autorité nationale des Jeux (ANJ), chargée de réguler ce secteur, souffre d’un manque de moyens humains et financiers pour contrôler ce marché en pleine effervescence. « Il faudrait pouvoir attaquer en justice les opérateurs qui ne respectent pas les règles, comme pour la loi Evin », suggère Myriam Savy, en référence à Winamax, qui a dû retirer sa publicité « Tout pour la daronne », jugée non conforme.

A quand une « loi Evin » sur les paris sportifs ?

Face à cet écosystème totalement dérégulé et à l’invasion publicitaire, certains politiques souhaitent agir. Ils se sont fixés trois objectifs : interdire aux personnalités (influenceurs et sportifs de haut niveau, qui prêtent facilement leur image) de promouvoir les paris, réduire le volume de publicités pour les jeux d’argent, notamment en interdisant les publicités sur les réseaux sociaux, à la télévision ou à la radio, et interdire les incitations financières (free bets, bonus, etc.). C’est ainsi qu’il sera possible d’agir à grande échelle pour stopper ce qui pourrait rapidement devenir un véritable problème de santé publique.

La publicité joue un rôle central dans le développement de cette addiction. D’après un sondage IFOP réalisé pour Addictions France, 62 % des parieurs déclarent avoir joué sous l’influence d’une publicité et 83 % de ceux exposés à des contenus d’influenceurs affirment que cela les a incités à parier. À l’instar de ce qu’ont vécu les industriels du tabac et de l’alcool par le passé, les entreprises de paris sportifs, qui profitent de la crise des autres, pourraient enfin être amenées à répondre de leurs actes.