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Théâtre : « Il y a une partie de règlement de compte »… Sur scène, Éric Dupond-Moretti allume presse et magistrats

Deux paquets de cigarettes bien entamés et un briquet sont posés sur une petite table basse, au milieu de la pièce. Un gobelet en plastique sert de cendrier. Éric Dupond-Moretti est assis sur un canapé rouge sur lequel dort Jean-Claude, son teckel nain à poils durs qui le suit partout. Ce jeudi, l’ancien avocat, qui a été durant quatre ans garde des Sceaux, nous reçoit dans sa loge du théâtre Marigny entre deux quintes de toux.

Depuis le 1er février, il y joue son spectacle J’ai dit oui !, dans lequel il raconte avec humour « le métier de ministre et ses coulisses ». Une manière aussi – surtout ? – de régler ses comptes, dit-il, avec tous ceux qui l’ont « maltraité » lors de son passage place Vendôme.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir sur les planches ?

J’avais eu une première expérience au théâtre que j’avais trouvé formidable. J’aime le contact, la proximité avec le public. On entend des « Oh ! » des « Ah ! », la réaction de la salle, les rumeurs, les rires quand il y a des passages d’autodérision, d’humour. C’est important l’humour, ça permet de ne pas emmerder les gens d’abord.

Il y a un lien évident entre mon ancienne activité d’avocat, mon ancienne activité de ministre plus récente, et la scène. J’ai toujours revendiqué une part de théâtralité dans le métier d’avocat. Mais c’est vrai pour tous les métiers d’expression publique. Il y a aussi dans la politique une forme de mise en scène.

Et pourquoi avez-vous ressenti le besoin de parler de votre passage Place Vendôme ?

Le 21 septembre, j’ai quitté mes fonctions ministérielles, je suis passé embrasser mes proches, et je suis parti tout seul à moto en Italie, avec mon chien, mon fidèle compagnon. J’ai pensé à l’architecture du spectacle, aux sujets que je veux évoquer : le Conseil des ministres, le Parlement, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, les relations entre les politiques et les médias…

Je suis rentré et j’ai écrit. J’ai contacté mon producteur, Michel Lumbroso, et mon metteur en scène, Philippe Lellouche. Ensemble, on a travaillé pour vulgariser les choses, les rendre accessibles au plus grand nombre.

L’inconvénient de la scène, c’est qu’on ne peut pas jouer durant cinq heures, sinon on va endormir tout le monde. Cela nécessite de faire des choix, et j’ai décidé de ne pas traiter certains thèmes. C’est pour cela que je vais aussi écrire un livre qui sera plus précis, qui donnera davantage de détails.

Dans ce spectacle, vous évoquez longuement votre procès devant la cour de justice de la République, qui vous a relaxé…

Ce procès a été un calvaire pour moi, médiatique et judiciaire. A l’époque, j’ai décidé, ça s’est imposé à moi, de la boucler, de ne rien dire pour ne pas entraver ma fonction ministérielle. Mais aujourd’hui je suis libre, j’ai un certain nombre de choses à dire. J’en profite de cette liberté. Et elle me fait du bien, il fallait remettre les pendules à l’heure.

Estimez-vous que la presse a, selon vous, trop parlé des polémiques vous concernant et pas assez des réformes que vous avez portées ?

Je crois qu’on préfère le buzz, et que ce qui est consensuel intéresse peu. Chez vous les journalistes on appelle ça le putaclic. La première polémique, c’est quand j’embrasse Nicole Belloubet lors de la passation de pouvoirs. Quand j’embauche Véronique Malbec, qui est une haute magistrate, une partie de la presse n’est pas contente parce que c’est la femme d’un grand policier. Aurait-il fallu que j’embauche la femme d’un voyou ? Tout ça, on en crève, parce que tant qu’on parle de ça, on ne parle pas des réformes concrètes qui ont été faites pour les gens. C’est comme ça, c’est un peu l’injustice de ces situations.

Vous ciblez François Molins, Jean-Michel Blanquer, les magistrats, la presse… Peut-on parler de règlement de compte ?

Appelez ça comme ça, oui. Je trouve que j’ai été maltraité médiatiquement, très maltraité judiciairement et je voulais rétablir les choses. Je n’en veux pas à toute la presse, essentiellement à deux journalistes du Monde, à Edwy Plenel, et à L’Obs qui n’a pas été très sympa en publiant mon patrimoine. Présenter mes trucs comme si je les avais piqués, ça va quoi ! Non, je ne m’attendais pas à être si mal très traité par la presse.

En parallèle, il y a eu une instrumentalisation de la justice contre moi. Ça a été compliqué, durant presque trois ans, d’être accablé au quotidien et de ne pas pouvoir répondre. Donc j’accepte l’idée qu’il y a une partie de règlement de compte.

Ne craignez-vous pas qu’en reparlant une nouvelle fois de la « guerre » qui vous a opposé à la magistrature, on ne retienne rien d’autre de votre passage au ministère ?

D’abord ce n’est pas moi qui ai choisi de déclarer la guerre, c’est l’USM [Union syndicale des magistrats] qui l’a fait dix minutes après ma nomination. On verra ensuite ce que l’Histoire retiendra de mon passage.

L’IVG dans la constitution, le contrat du détenu travailleur, le pôle cold case, le budget, les embauches de magistrats, de greffiers, le secret professionnel des avocats, les changements de noms… Je ne sais pas si les gens savent que c’est moi qui ai porté ce dernier texte. Je ne suis pas sûr. Mais ce qui compte c’est de l’avoir fait.

Avez-vous des regrets ?

La loi sur le narcotrafic que j’ai beaucoup préparée. Certains se l’approprient aujourd’hui mais c’est moi qui ai commencé à travailler dessus. Je suis allé en Italie à plusieurs reprises, pour étudier le statut de repenti par exemple. C’est un peu frustrant de ne pas porter un texte comme celui-là alors qu’il était prêt.

J’aurais aussi voulu mettre en place une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité en matière criminelle, avec un statut très particulier sur lequel j’avais travaillé.

Vous parlez dans votre spectacle de la justice des mineurs. Est-ce une critique envers le projet de loi décrié porté par Gabriel Attal ?

Je pense qu’on ne peut pas traiter les mineurs comme des adultes, qu’il serait hérétique de le faire. Ce n’est pas un bon message envoyé à notre société, sans autre commentaire que celui-là, indépendamment de l’actualité.

Il y a plus de délinquants mineurs, et c’est sans doute une délinquance plus grave. Mais on assiste aussi à un nombre croissant de suicides chez les ados. Il y a un lien entre les deux. La matraque n’est pas la seule solution, c’est vrai. Il y a tout un courant sécuritaire qui est davantage de l’effet d’annonce.

Vous mettez aussi en garde contre « la radicalité et le cortège de solutions simplistes ». Avez-vous lu l’interview de Gérald Darmanin, votre successeur, qui souhaite, lui, porter des « idées radicales » d’ici à 2027 ?

Non car j’étais sur scène lorsqu’elle a été publiée. Je pense que notre époque singulièrement manque de nuances, qu’on est dans la radicalité. C’est vrai en France mais aussi à l’étranger, toutes les grandes démocraties sont touchées et affectées par ça. Le supposé laxisme de la justice est une thématique récurrente de l’extrême droite. S’il suffisait de cogner davantage pour éradiquer la délinquance, on le saurait, ce n’est pas vrai. Le mec qui commet un crime ne le fait pas avec un Code pénal sous le bras. C’est ce que moment métier d’avocat m’a permis de comprendre.

Aujourd’hui, Gérald Darmanin donne l’impression d’agir comme un ministre de l’Intérieur bis. N’est-ce pas pourtant important, selon vous, d’avoir un ministre de la Justice qui serve de contre-pouvoir pour tempérer les ardeurs de la place Beauvau ?

Je le pense, oui. Ce qui ne signifie pas que les deux soient condamnés à ne pas s’entendre, et Dieu sait qu’on a beaucoup d’exemples de ça dans notre République. Mais je pense que l’un et l’autre doivent s’équilibrer.

Et ce n’est pas assez équilibré actuellement selon vous ?

Ce n’est pas ce que je dis, c’est à vous de l’apprécier. Je sais comment j’ai travaillé avec Gérald Darmanin qui est venu me voir jouer samedi [8 février]. On n’avait pas la même sensibilité sur l’ensemble des sujets mais on s’est entendu sur beaucoup d’autres choses. On a eu l’intelligence de ne pas mettre sur la place publique les désaccords que nous avons eus. On a toujours trouvé des solutions.

Quelle est la suite pour vous ?

Je vais continuer seul en scène parce qu’il s’avère que le public est au rendez-vous. On part en tournée en juin et on reviendra sans doute cet automne ici à Marigny.

J’ai par ailleurs mis en place une boîte de conseils et je redeviendrai sans doute avocat mais pas tout de suite, d’ici trois ans. C’est mon ADN, ça a été toute ma vie, j’ai trente-six ans de métier, je le connais bien. Sans doute il y aura du pénal, ce sont mes premières amours.