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Super Ligue : Un mal nécessaire face à la suprématie économique anglaise ?

« Are you not entertained ? ». Sur les réseaux, citer la phrase mythique du Maximus de Russell Crowe est devenu une habitude quand il s’agit de vanter les plaisirs offerts par la Premier League. On l’a beaucoup vue sur Twitter après la gifle infligée par Liverpool à Manchester United (7-0), et la réponse à la question est assez évidente. Oui, le championnat anglais fascine par sa densité au plus haut niveau et son intensité. Dans un monde où les championnats nationaux ont de plus en plus de mal à exister, il fait figure de dernier mohican. A moins qu’il ne se soit élevé au rang supérieur, et n’ait plus rien en commun avec ses pairs espagnols, allemand, italien et français ? *

« Seule la Premier League grandit, et grandit, et est déjà une Super League glorifiée », déclarait Andrea Agnelli à De Telegraaf. « C’est un système où un avion a décollé, la Premier League, et le reste est complètement passé aux oubliettes », abonde un dirigeant de la société promotrice de la Super League, à 20 Minutes. Sous-entendu : il faut vite lui opposer une Super Ligue européenne sous peine de voir tout le monde se faire bouffer.

Pourquoi cette posture est étonnante ?

Car il s’agit là d’une des grandes nouveautés de la récente offensive du projet concurrent à la Ligue des champions. La Premier League, pourtant représentée par six de ses membres dans le putsch avorté de 2021, y est désormais marginalisée. La menace d’un « white paper » brandie par un régulateur indépendant dans le cadre d’un « new deal » du football anglais, lequel devrait inclure l’interdiction de toute participation à une ligue fermée, pourrait expliquer que la Super Ligue prenne ses distances avec la PL. Si le cabinet de conseil dans l’ombre des Pérez, Agnelli et Laporta feint de se pas se sentir concerné par « cette mesure populiste » puisque « la Super Ligue ne sera pas fermée », elle n’exclut pas que la fusée décolle sans les clubs anglais si ces derniers se retrouvent piégés par l’interventionnisme du gouvernement britannique. « Si demain 80 clubs non anglais montent dans le train de la Super League, je ne pourrai pas dire, « désolé, les Anglais ne sont pas là, on ne va pas le faire » », concède-t-on chez A22.

La « Super » Premier League menace-t-elle l’équité sportive ?

Avec 920 millions d’euros investis, soit 48 % des dépenses européennes lors de la fenêtre hivernale du mercato, les clubs anglais ont dépouillé sans vergogne des formations européennes qui auraient pu bousculer la hiérarchie continentale sur l’année 2023 (RIP Enzo Fernandez, petit ange parti trop tôt de Benfica). Et nourri le storytelling de la Super League. Le cabinet Deloitte note ainsi dans un rapport que les montants mis sur la table sont « une indication claire que l’acquisition de talents est au cœur des stratégies commerciales des clubs de Premier League. En sécurisant les meilleurs talents disponibles, les clubs espèrent améliorer les résultats sur le terrain, ce qui renforcera l’attrait de la Premier League et consolidera encore sa position au sommet du football mondial. »

L’un des feuilletons de la fin de mercato a particulièrement marqué les suiveurs. Celui de l’Italien Zaniolo, convoité par le Milan AC et Bournemouth. L’ex-Romain – qui a fini au Galatasaray – n’a certes choisi aucun des deux clubs, mais le fait que la meilleure offre ait été formulée par le dernier du championnat anglais avait particulièrement retenu l’attention. La Super Ligue, dont l’un des nouveaux principes résiderait dans la redistribution équitable d’une immense manne financière au sein d’un circuit semi-fermé de 60 à 80 équipes, regarde tout ça avec envie.

Ils ont fait un excellent travail pour vendre la compétition à l’international. Quand les droits à l’international de la L1 sont de même pas de 200 millions d’euros, ceux de la Premier League vont être de près de 2 milliards d’euros. Ça fait qu’ils engrangent cet argent et distribuent même à la 2e division. Le résultat, c’est que le championnat anglais a 8 clubs majeurs et donc au moins une grosse affiche par week-end. Notre position à A22, c’est qu’il s’agit d’un exemple à suivre. »

L’émergence d’une seconde Super Ligue européenne est-elle la seule alternative à la PL ?

La compilation de toutes les dynamiques économiques actuelles pousse au fatalisme. Les souverainetés nationales s’effritent (« on est en train de cacher le problème avec une vente anticipée de droits comme le cas CVC en France ou en Espagne », alertent les promoteurs du projet Super Ligue)… Pour l’économiste du sport et directeur de recherche au CNRS, Luc Arrondel, la ligue fermée est « la prochaine étape la plus naturelle de l’évolution ». Pierre Rondeau, également économiste, développe le mécanisme. « Le laisser-faire méritocratique tend forcément à cet effet pervers de création de Super League. Si on maintient l’idée de la récompense des meilleurs et du blâme des derniers, on maintient leurs positions et créé des monstres économiques qui veulent se dégager de la suprématie nationale pour vivre leur propre vie. »

William Martucci, ancien consultant pour l’UEFA en charge du développement des compétitions de clubs, refuse la Super League en tant que seule alternative. « Je pense qu’il serait plus pertinent d’essayer de réparer le modèle actuel en le conservant et en essayant de voir comment redistribuer l’argent généré par la Premier League. C’est une idée qui peut sembler dérangeante : après tout, pourquoi faudrait-il aider les autres ? » Cette question fondamentale constitue le principal point de blocage du New Deal à l’anglaise, même si la Premier League, réticente à l’idée de l’existence d’un régulateur, va devoir se pencher sur la question sous la pression du premier Ministre Rishi Sunak. Sont évoqués une redistribution des excédents salariaux aux échelons inférieurs ainsi que de l’argent investi dans des infrastructures plutôt que dans la masse salariale.

Il existe en réalité pas mal de solutions pour essayer de réduire les inégalités au sein du football européen, qui devrait être le premier objectif, poursuit Martucci. Si on réduit les inégalités, on peut résoudre à peu près tous les vrais problèmes dénoncés par tous les partisans de la Super League. Eux ne veulent pas explorer ces pistes, car ils nous font croire que la seule solution pour sauver le football est de changer le système et de passer par une Super League. »

Penser un New Deal à l’européenne pourrait donc permettre de rééquilibrer un peu le jeu, et redonner de l’intérêt aux autres championnats nationaux. Gueuler « are you not entertained ? » après un Lille-Lens de folie, on en rêve, nous aussi.