France

Sites de rencontre : Sous emprise amoureuse, Jeanne, 64 ans, a perdu « 100.000 euros, les économies d’une vie »

«Je m’en veux énormément », lance timidement Jeanne*, 64 ans, tout juste retraitée d’une carrière en tant que professeure des écoles. Cette femme, qui vit en région parisienne, a été victime d’une arnaque aux sentiments – aussi appelée « escroquerie sentimentale » – par un homme rencontré sur Disons Demain, le site des « plus de 50 ans ». Au total, en un an, elle a perdu plus de 100.000 euros, « les économies d’une vie entière ». « Quand toutes mes réserves ont été vidées, j’ai contracté deux crédits », précise, « honteuse », cette retraitée.

« Si on m’avait dit que ça pouvait arriver à ma mère, je ne l’aurais pas cru », affirme son fils. Il la décrit comme quelqu’un de « très pragmatique », « ancrée dans le réel », « d’un naturel plutôt méfiant » et qui fait « attention à ce qu’elle dépense ». « Je l’ai toujours vue prendre des promotions pour faire la moindre économie, appuie-t-il. Donc, le fait qu’elle envoie 100.000 euros à un inconnu, j’ai halluciné. »

Un script de vie bien rodé

Cette histoire a commencé en octobre 2023. Jeanne, qui est en train de se séparer, décide de passer pour la première fois par un site de rencontre pour « trouver l’amour ». Quelques jours après son inscription, elle tombe sous le charme d’un certain « Harry Evans ». Un homme brun, souriant, avec des lunettes, qui semblait « bien sur tous les aspects », indique-t-elle. D’après son profil, il est né en 1959, et est architecte.

« Il m’a raconté qu’il était né en Nouvelle-Calédonie mais qu’il avait passé sa vie à Londres, adopté par son parrain après la mort de ses parents », retrace la sexagénaire. Il dit également avoir été marié à une femme et avoir été père de jumelles, mais toutes les trois sont décédées dans un accident de la route en 2016. Après ce « tragique événement », il décide de venir vivre à Paris, dans le 6e arrondissement. Dès les premiers échanges sur le site, l’arnaqueur demande le mail de Jeanne assurant « ne vouloir communiquer qu’avec elle ». « On avait beaucoup de points communs, détaille la retraitée. Il me rassurait, me donnait des conseils après ma rupture. »

Le début des demandes d’argent

Deux semaines après, ils s’échangent leur numéro de téléphone et commencent à s’appeler. « Je ne me doutais de rien », assure Jeanne. Un jour, Harry Evans annonce à l’enseignante qu’il doit partir à Rome pour un chantier. « Il m’a même envoyé des photos… », se souvient-elle. Mais un autre « événement tragique » bouscule son voyage.

« Il m’appelle complètement bouleversé en me disant que son parrain était hospitalisé en Albanie, lui aussi en voyage d’affaires, et qu’il partait à son chevet », raconte-t-elle. Le parrain décède et sur le trajet entre l’hôpital et son hôtel, « Harry Evans » se fait agresser et se fait tout voler (carte de crédits, d’identité, d’architecte, etc.). Il fait alors sa première demande d’argent auprès de Jeanne pour régler les frais d’hôpitaux. « Le début de la fin », lance-t-elle, encore dépitée. Ensuite, c’était pour le transfert du corps, puis pour les nuits d’hôtel. « En un mois, il a reçu quatre virements de 14.000 euros », résume le fils de la victime.

« J’étais dans une sorte de tunnel »

Et ce malheureux « Harry Evans » enchaîne les histoires de « pas de chance ». Ses problèmes de papiers et d’argent repoussent par ailleurs une possible rencontre avec Jeanne. « Au début, j’avais beaucoup de pitié pour cet homme auquel je m’étais attaché, assure-t-elle. Mais très vite, j’ai commencé à ne pas être bien, tout le temps stressée, à ne plus dormir. Et quand j’avais des moments de lucidité, la façon dont il me parlait ou ce qu’il me racontait me faisait repartir de plus belle. J’étais dans une sorte de tunnel, je n’arrivais plus à en sortir. J’étais comme envoûtée. »

Pour la rassurer, l’arnaqueur emploie les « grands moyens » : des lettres de « reconnaissance de dettes », des « courriers » de banque, l’envoi d’une carte bancaire… Il lui assure qu’il la remboursera une fois l’héritage de son parrain débloqué, soit 2,5 millions d’euros. « Je suis rentrée dans le panneau. Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu rester dans cette situation si longtemps », dit-elle avec le recul.

« Arnaque aux sentiments » dans les résultats de recherche

C’est l’ancien compagnon de Jeanne qui s’est rendu compte que « quelque chose clochait », en octobre dernier. Il prévient le fils de Jeanne qui croit au début à une « sorte de vengeance » en raison de leur rupture. Et sa mère « le rassure » lui confiant qu’elle avait rencontré cet homme lors d’une soirée chez une amie et qu’ils s’étaient vus plusieurs fois en « vrai ». « J’avais un sentiment de honte et de culpabilité, ce qui fait que je n’en avais parlé à personne », explique la retraitée. Mais une semaine après, ce même ex envoie des documents « très suspects » au fils de Jeanne. « On s’est dit avec ma sœur qu’il fallait parler à notre mère. Et vite », raconte-t-il. Cette dernière a fini par « avouer » et a suivi les indications de ses enfants.

Le faux Harry Evans avait envoyé ces photos à Jeanne.
Le faux Harry Evans avait envoyé ces photos à Jeanne. - Images envoyées à la victime

« C’est malheureux parce que ma mère a été la cible parfaite, n’étant pas forcément à l’aise avec la technologie, remarque son fils. Le reflex que j’ai eu c’est de faire une recherche inversée avec la photo de cet homme et le premier résultat qui est sorti c’est  »arnaque aux sentiments ». »

La responsabilité des sites de rencontre

Pour le fils de Jeanne, les sites de rencontre doivent agir pour « protéger leurs utilisateurs et utilisatrices ». D’après Céline Boudière CMO Meetic Europe, porte-parole pour Disons Demain, « la sécurité des personnes » est « la priorité » de l’application. « On tente d’être irréprochable sur ce sujet », assure-t-elle. « Pour ça, on investit beaucoup, développe-t-elle. On a des outils basés sur du machine learning qui nous aide à modérer les profils, à détecter des langages suspects et, ainsi, supprimer ces faux profils. » Une équipe de fraude et modération est aussi joignable « 24/24 et 7 J/7 » si jamais un ou une utilisatrice a un doute sur un profil.

« Le problème souvent, c’est que ces arnaques se font en dehors de l’application », relève Céline Boudière. Elle recommande alors aux personnes qui s’inscrivent de « bien lire les conseils de sécurité » qui préviennent sur « les arnaques du digital », de rester le plus longtemps possible sur la plateforme. « Tant qu’elles sont dessus, on peut les protéger », assure-t-elle.

« Il y a clairement un défaut de conseil de la banque »

Jeanne, elle, n’a malheureusement « que ses yeux pour pleurer », s’exclame son fils. « J’ai appelé les policiers pour savoir quelle attitude adopter, ajoute-t-il. Ils m’ont dit de le bloquer et m’ont déconseillé d’essayer de récupérer de l’argent car il avait beaucoup d’informations personnelles sur ma mère et ça pouvait être dangereux. Et les recours possibles s’arrêtent là. » Il regrette le manque de considération des organismes, aussi responsable dans ces arnaques, selon lui. « Qu’importent les conditions, les montants, les situations : ce n’est le problème de personne à la fin, ce n’est que la faute de la victime », déplore-t-il.

Plus d’informations sur les « arnaques sentimentales »

Avant d’ajouter : « Pourtant, il y a clairement un défaut de conseil de la banque. Ma mère était institutrice, et sur la dernière année, juste en retrait d’espèces, ses dépenses mensuelles moyennes oscillaient entre 7.000 et 9.900 euros. Personne ne s’est inquiété qu’une enseignante du primaire dépense ces montants, ça n’a levé aucune alerte. Ni auprès de la banque ni des organismes, comme Sofinco, à qui elle a contracté des prêts. C’est fou ! »

*Le prénom a été modifié.