Seconde Guerre mondiale : On vous raconte l’opération Frankton menée en kayak par les Anglais en Gironde
Elle est considérée par certains comme l’une des opérations les plus audacieuses de la Seconde Guerre mondiale. L’opération Frankton, menée en décembre 1942 depuis l’estuaire de la Gironde par dix commandos du Special Boat Service des Royal Marines, célèbre cette année ses 80 ans. Plusieurs commémorations auront lieu à Bordeaux et Blanquefort du 8 au 12 décembre. 20 Minutes revient sur ce raid mené en kayak jusqu’au port de Bordeaux pour détruire des navires allemands.
Qu’est-ce que l’Opération Frankton ?
L’opération Frankton, surnommée aussi « opération coques de noix », désigne une mission qui visait à détruire, en décembre 1942, des navires allemands dans le port de Bordeaux. Exploitant des renseignements en provenance de Bordeaux, les responsables britanniques ont la confirmation que des navires ennemis forcent le blocus imposé aux Allemands entre la France et l’Extrême-Orient, en passant par le cap de Bonne Espérance au sud de l’Afrique, au départ de Bordeaux. C’est le major Herbert Hasler, surnommé « Blondie », qui convainc de réaliser cette opération militaire à l’aide de kayaks débarqués d’un sous-marin au large de Montalivet, et qui remonteront l’estuaire de la Gironde puis la Garonne, un axe très surveillé par les Allemands, sur une centaine de kilomètres. Arrivés au port de Bordeaux où les Allemands se croient en sécurité, ils devront poser des mines sur des navires.

Un entraînement « très sévère »
En avril 1942, une unité est créée pour exécuter la mission. « Un appel aux volontaires est lancé, afin de participer à une « mission dangereuse », sans plus de détails, explique Jean-Claude Déranlot, président d’Opération Frankton, Histoire et Valeurs. Un entraînement très sévère démarre, encadré par Hasler, qui est là depuis la conception de la mission, et qui restera jusqu’à son exécution. » Un exercice, du nom de code « Blanket », a lieu en conditions réelles dans la Tamise. « C’est un fiasco, résume Jean-Claude Déranlot, mais le commandant en chef des opérations combinées, Lord Louis Mountbatten, maintient sa confiance en Hasler et dans l’opération. »
Pour le raid, le choix se porte sur un kayak biplace de type Cockle Mark II, conçu pour cette mission sur les instructions d’Hasler, qui avait besoin d’un canot solide, léger et pliable devant transporter une bonne quantité d’équipement. « Il s’agit d’un kayak de 71 cm de largeur, détaille Jean-Claude Déranlot. Les embarcations sont placées dans le sous-marin HMS Tuna, à l’intérieur d’un tube de 72 cm de diamètre qui sert d’ordinaire à descendre les torpilles. » Hormis Hasler, « les commandos découvrent la mission dans le sous-marin, et sont stupéfaits d’apprendre ce qu’ils doivent faire », raconte le spécialiste. Catfish, Crayfish, Cuttlefish… Chaque kayak porte un nom d’animal marin commençant par un « c ».
Une remontée de l’estuaire périlleuse et… mortelle
Il est prévu deux fois trois kayaks, soit douze hommes, pour la mission. Le largage des embarcations s’effectue dans la soirée du 7 décembre 1942 au large de la côte Atlantique, à hauteur de Montalivet. Il doit s’opérer le plus rapidement possible, « car lorsque le sous-marin est en surface, il est en danger ». Tous sont sortis en mois d’une demi-heure, ce qui relève de la performance, « le sous-marin est néanmoins repéré par un radar depuis Soulac, sans conséquence car le temps d’analyser l’information, il était reparti ». Seuls cinq kayaks participent finalement à l’opération, le Cachalot ayant été détérioré à la sortie du sous-marin.

Dès le 8 décembre, un kayak chavire et disparaît. « Les deux marines réussissent à nager jusqu’au rivage vers Soulac où, épuisés et dans le froid, ils cherchent un refuge. Ils frappent à la porte d’une villa où ils tombent sur des Allemands. Ils sont faits prisonniers et fusillés à Blanquefort le 12 décembre. » Après l’entrée dans la Gironde, « un deuxième kayak prend l’eau, et s’enfonce », poursuit Jean-Claude Déranlot. « Les deux marines se retrouvent à l’eau et sont remorqués par les deux kayaks restant, pour être approchés au plus près de la côte. » Mais dans l’eau froide du mois de décembre, leurs chances de survie sont maigres. Un corps sera retrouvé sur une plage de l’île de Ré, l’autre ne l’a jamais été.
Il ne reste donc plus que trois kayaks avant de remonter la Gironde puis la Garonne. La navigation se fait de nuit, le jour est consacré au repos dans des bivouacs camouflés. Mais, « au moment d’établir le premier bivouac à Saint-Vivien, il manque un kayak ». Il s’agit de l’embarcation du lieutenant MacKinnon et du marine Conway. « Ils remontent la Gironde de leur côté, mais leur kayak heurte un objet et MacKinnon est blessé au genou. Ils débarquent, du côté du bec d’Ambès, et on les retrouve à La Réole où MacKinnon est hospitalisé. Les Allemands sont rapidement mis au courant, et arrêtent les deux commandos, qui sont transférés à Paris où ils sont fusillés en mars 1943. »
Le 11 décembre, les deux derniers kayaks, le Catfish avec à son bord le Major Hasler et le marine Sparks, et le Crayfish occupés par le caporal Laver et le marine Mills, arrivent face à Bassens et se cachent avant de passer à l’action. Les quatre commandos « larguent tout ce qui leur sera inutile pour le retour à pied » et dans la nuit du 11 au 12 décembre, le Catfish se dirige vers les quais de la rive gauche du port pour fixer des mines sur trois grands navires tandis que le Crayfish reste sur Bassens et pose ses mines sur deux navires, sous la ligne de flottaison. Le 12 décembre, entre 7h30 et 13 heures, les explosions se succèdent à Bordeaux et Bassens.
Seulement deux survivants…
Les deux kayaks sont déjà loin quand les explosions retentissent. Ils descendent la Garonne et la Gironde et débarquent au nord de Blaye, « Hasler et Sparks d’un côté, Laver et Mills d’un autre. Laver et Mills sont repérés par un collaborateur, et arrêtés. Ils seront envoyés à Paris et fusillés en mars 1943 également. » Il n’y aura donc que deux survivants de l’opération…
Hasler et Sparks « poursuivent leur route, en civil, jusqu’à Ruffec (Charente) où ils doivent prendre contact avec la Résistance. Ils arrivent le 18 décembre, où ils se présentent à l’hôtel-restaurant La Toque Blanche pour y manger une soupe. Récupérés, ils sont envoyés dans une ferme où ils restent 41 jours avant d’être évacués vers l’Espagne via Lyon, Marseille et Perpignan. » Après avoir franchi les Pyrénées à pied, ils se retrouvent au consulat de Barcelone.
80 ans plus tard, quel bilan tirer de l’Opération Frankton ?
« Le résultat n’est pas spectaculaire, mais ce n’est pas un échec », assure Jean-Claude Déranlot. Quatre navires allemands sont endommagés, le Dresden sera même coulé après l’intervention des pompiers français qui, sous prétexte de combattre l’incendie, aggravent les dégâts. Le président d’Opération Frankton, Histoire et Valeurs poursuit : « Il y a une douzaine d’explosions créant des dégâts sur les navires allemands, et l’occupant qui se croyait en sécurité dans le port de Bordeaux, se demande ce qu’il se passe. Il y a un stress énorme sur le port. Après Frankton, les Allemands ont dû renforcer leur défense à Bordeaux. L’opération a participé à cela. » Les Anglais ont montré, de leur côté, qu’ils pouvaient frapper au cœur du dispositif ennemi.
Du jeudi 8 au dimanche 11 décembre cinq équipages en kayaks biplaces de l’association SAMCK (Sport Athlétique Mérignacais Canoë-Kayak) vont parcourir l’itinéraire historique et intégral de l’opération Frankton, de Montalivet à Bordeaux, en autonomie avec bivouacs.