Running : « On voit beaucoup de faits divers »… Pour éviter les gros lourds et les agresseurs, elles courent en groupe
Campus de la Sorbonne nouvelle, Paris 12e. Un tee-shirt violet se distingue devant le bâtiment, puis deux, puis trois. Cette couleur, c’est celle choisie par l’association Sine qua non, un groupe de runneuses qui arpente les rues de la capitale pour lutter contre le sexisme. « On veut prouver que les femmes peuvent courir quand elles veulent, où elles veulent, habillées comme elles veulent », martèle Lucile, co-organisatrice de l’événement de ce mardi soir. Une initiative qui part d’un constat simple : la majorité des femmes sont exposées à des comportements sexistes quand elles font leur jogging.
Selon une étude publiée par Adidas en mars 2023, 92 % des femmes se sentent en insécurité lorsqu’elles courent. La moitié (51 %) craint d’être agressées physiquement pendant leur activité physique. Enfin, 38 % ont déjà été victimes de harcèlement verbal ou physique. Parmi ces dernières, près de la moitié (46 %) a décidé d’arrêter la course à pied. Des données alarmantes qui poussent de nombreuses adeptes à courir en groupe pour se sentir rassurées.
Premier kilomètre : Anne
La nuit est tombée. Le petit groupe de joggeuses s’élance rue Saint-Mandé. Anne semble mener la danse. La jeune femme de 29 ans est une habituée de la course à pied. « Je cours deux à trois fois par semaine mais j’essaye au maximum d’être accompagnée. » Celle qui privilégie les joggings en groupe ou avec son conjoint ne se sent pas en sécurité pour courir seule, surtout les soirs d’hiver. « Je partage systématiquement ma localisation à un proche lorsque je cours seule, je cherche des endroits éclairés comme des stades, sinon je cours en salle sur un tapis ou brièvement sur ma pause déjeuner », détaille-t-elle. Pas plus tard que vendredi dernier, la Parisienne a enfilé ses baskets en solo et ça n’a pas loupé. « Un homme a commencé à courir après moi, ce n’est pas la première fois que ça arrive », raconte celle qui a fini par semer son agresseur.
Deuxième kilomètre : Fynn
Parmi le groupe de joggeuses il y a… un joggeur. Fynn entend le témoignage de sa coéquipière, un discours aux antipodes de sa réalité de coureur. « Il m’arrive de courir seul à deux heures du matin si ça me chante, confie l’étudiant d’origine allemande. Je ne me pose jamais la question de l’ensoleillement ou de la compagnie. » Pour le vingtenaire, le « Sine qua non squad » de ce soir est une opportunité de rencontrer de nouvelles personnes tout en soutenant une cause qui lui tient à cœur. « Ce n’est pas normal qu’une femme ne puisse pas pratiquer son activité sportive tout simplement parce qu’il fait nuit ou qu’elle est seule. » « Les hommes sont évidemment les bienvenus ! », s’exclame Lucile, co-organisatrice du squad en passant à côté de Fynn à la fin du deuxième kilomètre.
Troisième kilomètre : Lucile
Ce parcours, c’est elle qui l’a concocté. « Nous passons par des grands axes éclairés mais aussi par des ruelles plus étroites, le but de Sine qua non, c’est que les femmes se réapproprient l’espace », explique la coureuse aguerrie. Celle qui participe aux rassemblements depuis deux ans a décidé de soutenir la cause de manière plus formelle en octobre 2024 en intégrant l’organisation. « Les joggeuses que je rencontre ici adorent faire du sport mais elles n’osent pas, elles ne courent pas car ça craint et qu’on leur dit que ça craint », regrette la native de Picardie. « Moi quand je vais courir la nuit dans ma campagne il y a toujours quelqu’un pour me dire de faire attention, par contre on ne fait jamais ces réflexions à mes amis hommes. Pourquoi ce serait dangereux de courir pour une femme et non pour un homme ? Pourquoi c’est à moi de faire attention et pas aux hommes de changer leur comportement ? »
Quatrième kilomètre : Insaf
Plus loin dans le peloton, Insaf, 44 ans, a déjà participé à ces rassemblements féministes, mais « même en groupe nous ne sommes jamais en sécurité », constate cette conseillère France Travail. « Je me souviens d’un soir où je courais avec plusieurs personnes. L’une d’entre nous s’était arrêtée pour refaire ses lacets. Il a suffi de quelques secondes d’inattention pour qu’un homme s’approche d’elle et l’agrippe », raconte la quarantenaire. Consciente des dangers auxquels sont confrontées les femmes pendant leur jogging, Insaf veut continuer à faire du sport librement. « On voit beaucoup de faits divers qui concernent des joggeuses, mais j’ai besoin de vivre pour moi, de ne pas toujours avoir ces informations en tête. » En effet, il suffit d’éplucher les médias locaux pour se rendre compte du nombre terrifiant de femmes agressées pendant leur jogging. Le 11 janvier dernier, une femme de 44 ans a été agressée dans le Gard de six coups de couteau alors qu’elle courait dans un parc. L’auteur des faits a été placé en détention provisoire pour « tentative d’assassinat ».
Cinquième kilomètre : Charlotte
On aborde le dernier kilomètre à côté de Charlotte. Bientôt la fin du supplice pour celle qui n’est pas une habituée de la course à pied, la jeune femme préférant le volleyball. Dans les deux sports, elle relève la problématique de la tenue. Les vêtements près du corps, parfois courts, sont utilisés comme prétexte par les prédateurs. Courir en groupe, ou sortir de l’entraînement à plusieurs en cycliste ou brassière lui permet de se réapproprier sa tenue et de ne plus avoir d’appréhensions. Également professeure de SES, Charlotte réfléchit, entre deux respirations, aux éléments qui pourraient expliquer le fort taux d’agression chez les joggeuses. « Je pense que plusieurs facteurs entrent en jeu : l’isolement, la tenue, la fatigue de la potentielle victime et donc sa vulnérabilité… ».
Selon une enquête de L’Équipe publiée en décembre 2024, le plaisir de l’agresseur résiderait dans le fait même que la femme court. « Ce qui renforce son plaisir, c’est que la victime est une proie en mouvement. Cela rend le trophée encore plus beau. Le mode opératoire du prédateur de joggeuses s’apparente totalement à celui de la chasse », analyse Alain Penin, expert psychologue agréé par la cour de cassation interrogé par le quotidien sportif.
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Une trentaine de minutes plus tard, le groupe de joggeuses s’arrête place de la Nation. L’heure est aux étirements. Squats, fentes… « On nous regarde mais on s’en fiche ! », crie Lucile devant un groupe d’hommes curieux et pas très discrets. Pour le groupe l’objectif est tenu, chacun repart avec sa dose de sport, supplément nouvelles rencontres.