France

Réforme des retraites : Pourquoi les manifestants crient « ACAB » au contact de la police

Le mouvement se durcit. Face à un gouvernement qui ne l’écoute pas, la rue a haussé le ton ces derniers jours et on assiste à une radicalisation du mouvement de protestation contre la réforme des retraites. Dans les cortèges des grandes villes françaises, les interventions des forces de l’ordre se font plus musclées et les témoignages dénonçant des violences policières se multiplient à Paris, Nantes ou Rennes. Symboles de la répression et de la défense du pouvoir, la police et la gendarmerie sont devenues des cibles pour une partie des manifestants. Ce fut le cas à Rennes mercredi, quand des pêcheurs ont lancé un tracteur à faible vitesse vers un cordon de policiers qui leur barrait l’accès au Parlement. Contre la réforme des retraites comme à chaque mouvement social, les slogans « anti-flic » fleurissent dans la bouche des manifestants et sur les murs des villes. En tête des plus scandés et souvent crié, le terme ACAB. Un acronyme anglais qui est utilisé depuis des dizaines d’années. 

ACAB signifie en anglais « All Cops are Bastards ». Traduisez en français par « tous les flics sont des salauds ». On ne vous fait pas un dessin sur les intentions de l’acronyme. D’après des recherches effectuées par le journal Le Monde, il serait né entre les deux guerres mondiales, vraisemblablement au Royaune-Uni lors de mouvements de contestation. Mais faute de trouver l’acte de naissance, on reste dans le flou quant à « l’inventeur » de l’expression. Depuis ses premières apparitions, le slogan a été maintes fois utilisé lors de conflits sociaux.

Un slogan qui traverse les décennies, les océans

L’acronyme a connu ses heures « de gloire » sous l’autorité de Margaret Tatcher, qui a occupé le poste de Première ministre de 1979 à 1990. Pendant cette période, les mineurs anglais, les skinheads et les hooligans s’en emparent pour crier leur hostilité à toute forme de répression. ACAB est même hurlé dans un micro par le groupe de punk The 4-Skins en 1982. Internationale, l’expression est utilisée dans le monde entier, et notamment aux États-Unis où la police est régulièrement accusée de réprimer plus durement la population noire. Elle revient à chaque événement marquant de violences policières comme lors de la mort de George Floyd, de Malik Oussekine ou de Rémi Fraisse.

Ni à gauche, ni à droite, le slogan a semblé traverser les décennies et demeure l’expression la plus employée pour s’en prendre aux forces de l’ordre lors des manifestations contre la réforme des retraites. Indémodable ? « C’est surtout que les gens présents en manifestation ont été habitués à subir une forte répression. Les étudiants, les « gilets jaunes », ils ont souvent été confrontés aux forces de l’ordre. Leurs slogans sont marqués par les événements passés », estime Christian Mouhanna. Le sociologue a longuement étudié les relations entre la police et les citoyens. Pour lui, la haine du flic dépend aussi du degré de répression imposée aux manifestants.

« Au début du conflit des « gilets jaunes », on voyait une certaine proximité sociale entre les manifestants et la police. Ça s’est dégradé au fil des manifestations et de la répression », estime le sociologue. Son confrère Thierry Delpeuch, chercheur au CNRS, voit davantage une opposition entre deux systèmes. « La police a une fonction de contrôle juridique et social. Certains la trouvent légitime, d’autres non. En faisant respecter les règles, la police se heurte inévitablement à ceux qui ne veulent pas les respecter. Ce sont ces interactions conflictuelles qui déclenchent les hostilités », estime l’auteur de l’ouvrage Sociologie du droit et de la justice.

« Ce que je vise, c’est leur fonction, leur corporation »

Pour mieux comprendre les raisons qui poussent certains manifestants à utiliser le mot « ACAB », nous avons posé la question à quelques jeunes qui venaient de se casser la voix à le hurler lors d’une manifestation à Rennes. Si certains ont refusé de nous répondre, expliquant « ne pas parler à la presse », d’autres ont accepté d’exprimer le fond de leur pensée. « ACAB, c’est un cri de révolte, un moyen de dénoncer ce qu’il se passe dans la police en général. C’est tout un système qui oppresse. Quand on se fait contrôler, on se sent tout de suite coupable, alors que ne le devrait pas », assure un homme âgé d’une vingtaine d’années. Son ami va plus loin. « Ce qui m’énerve c’est l’abus de pouvoir. On n’est pas censés avoir peur des gens qui nous protègent. Et pourtant, quand on va en manif, on ne sait pas ce qu’il va nous arriver. On se fait toujours gazer ». Oui mais la lacrymogène fait partie du maintien de l’ordre, non ? « Ils en prennent plein la gueule, c’est vrai. Mais ce n’est pas une raison pour réagir comme ça. » Un peu plus loin, une toute jeune femme est plus modérée. « Je ne pense pas que tous les flics soient des cons, je ne veux pas faire une généralité. » Au contact d’un cordon de CRS, elle a pourtant brandi son doigt et crié sa haine. « J’ai vu tellement de gens se faire taper en manif, ça m’énerve. »

Une vitrine brisée, ici en marge d'une manifestation contre la réforme des retraites à Rennes, où est inscrit le slogan ACAB.
Une vitrine brisée, ici en marge d’une manifestation contre la réforme des retraites à Rennes, où est inscrit le slogan ACAB. – C. Allain/20 Minutes

Nous interrogeons ensuite un homme qui colle des autocollants où il est écrit « police partout, justice nulle part » en breton. Il est un peu plus âgé et plus engagé politiquement. « La police, je la vois comme le dernier rempart qui protège le pouvoir et la bourgeoisie. Ce sont les chiens de garde du pouvoir. Ce que je vise, c’est leur fonction, leur corporation, ce qu’ils sont collectivement, pas un par un. Ce sont eux qui nous empêchent de renverser le pouvoir », assure le militant. Souvent versée par l’extrême gauche, cette thèse du « dernier rempart » est pourtant balayée par le sociologue Thierry Delpeuch. « La police est le bras armé du pouvoir, c’est indéniable. Mais le dernier rempart, c’est un fantasme. C’est une façon de la considérer comme l’ultime défense face au chaos. Ce serait une erreur de prendre le slogan ACAB comme la déliquescence du pouvoir. Les gens en uniforme sont là pour protéger, encadrer. En manifestation, ils concentrent les violences sur eux car ils sont formés pour ça, c’est aussi un moyen de canaliser le mécontentement », précise le sociologue. Comme si en s’en prenant à la police, les manifestants avaient l’impression d’attaquer le pouvoir qu’ils combattent.

« On reste dans l’ordre du simulacre »

Cette hypothèse est appuyée par les travaux de Romain Huët, qui évoque les violences contre les forces de l’ordre comme « maîtrisées », même par les black blocs, dans lesquels le chercheur s’est régulièrement infiltré. « Certains affrontements peuvent être violents. Ils produisent des destructions matérielles, des corps blessés, il ne s’agit pas de les minimiser. Mais la plupart du temps, on reste dans l’ordre du simulacre », expliquait-il dans une interview au Point.

Certains chercheurs vont plus loin dans la réflexion, réclamant notamment l’abolition de la fonction même de police. « La police ne dysfonctionne pas, elle fonctionne telle qu’elle doit fonctionner, pour maintenir le capitalisme, le suprémacisme blanc, le patriarcat. On ne remet pas en cause ses travers, mais son existence même », déclarait la sociologue abolitionniste Gwenola Ricordeau dans une interview au site Manifesto. Cette « haine » de l’autorité reste cependant minoritaire dans la population, y compris dans les rangs des manifestants. « Les enquêtes montrent que 70 à 75 % de la population française ont confiance en l’institution. La police reste ciblée par une minorité », tempère Christian Mouhanna. En 2020, une enquête de l’Ifop révélait que 85 % des Français déclaraient avoir une bonne opinion des gendarmes. Pour les policiers, ce chiffre tombait à 70 %.