France

Réforme des retraites : « Pour obtenir un trimestre, il faut travailler quatre ans », déplorent les artistes

A l’heure du petit-déjeuner, les matelas sur lesquels ils dorment chaque nuit ont été soigneusement empilés dans un coin de la pièce. Sur la table, des tracts, un livre de Bernard Friot consacré au « salaire à la qualification personnelle », un emploi du temps avec les rendez-vous à venir. Sur le buffet, du raisin, des mandarines, des pommes offertes par des soutiens, ainsi que des viennoiseries données par les commerçants riverains. Depuis dimanche soir, une vingtaine d’artistes ont élu domicile au musée des Beaux-Arts de Lyon pour protester contre la réforme des retraites. Pas question de dormir au pied des sculptures ou sous les tableaux des grands maîtres. Le groupe a trouvé refuge dans une pièce attenante aux salles d’exposition. Mais en attendant, le musée reste fermé au public.

Crayon à la main, Vincent croque le quotidien dans son journal de bord : la conférence de presse du lundi animée derrière un cordon de CRS, la rencontre avec l’adjointe en charge de la culture, les visites de journalistes. Lui se présente tristement comme « le top du top de la précarité ». « Pas de chômage, le RSA depuis quatre ans », résume-t-il d’emblée. Chaque mois, il consigne scrupuleusement ses heures auprès de Pôle emploi : « Entre 180 et 250 heures sans aucune rémunération. »

« Je paie pour travailler »

Graphiste, photographe, dessinateur, artiste-auteur, le trentenaire multiplie pourtant les projets « qui valent le coup » mais pour lesquels les structures n’ont « pas de subventions ». « La réalisation d’un tableau peut me prendre six mois. Six mois de préparation qui ne sont pas rémunérés », souligne-t-il. Les résidences à Paris ? « Elles offrent une belle visibilité » mais la réalité est plus crue. « L’éclairage des lieux, le transfert des œuvres, le logement sur place, tout est à ma charge… En fait, je paie pour travailler. »

Après un Master de droits en sciences politiques et une carrière entamée dans les affaires étrangères, Agathe, 37 ans, a profité d’une année de césure pour se réorienter et suivre un cursus de cinq ans aux Beaux-Arts. « Treize ans d’études. Je suis la plus diplômée de ma famille », rappelle-t-elle. Son CV, c’est sa fierté, sa « barrière contre le mépris ». En « pleine émergence » depuis deux ans, l’artiste-autrice avoue que la période est pourtant « ultra-précaire ». « Je me donne à fond pour chercher de la visibilité mais la visibilité, ce n’est pas ce qui nous fait bouffer. Elle ne paie pas les factures, non plus », appuie-t-elle.

La première année, après sa sortie d’école, elle a « travaillé en continue onze mois sur douze », allant taper à toutes les portes, enchaînant les créations pour les expositions ou les résidences. Au final : 6.000 euros de revenus. 2.000 euros l’année suivante. « Déjà, si tu touches 1.000 euros pour une exposition qui a nécessité quatre mois de préparation, tu peux t’estimer bien payée, poursuit-elle. Par exemple, j’ai été rémunérée 180 euros pour une création in situ. C’était la même somme pour tous les artistes impliqués dans le projet. Je le fais car j’ai besoin de manger mais si tu n’as pas le RSA en relais, c’est mort », déplore-t-elle.

« Je ne serai jamais à la retraite »

Comme Agathe, Victor, 30 ans, a « peu de revenus » malgré huit années de formation. Diplômé de l’école nationale supérieure des beaux-arts « avec les félicitations du jury », titulaire d’un CAP de charpentier, l’homme a la « dent aiguisée contre le mythe de l’artiste romantique », et réfute toute phrase du type : « Ce n’est pas un métier. » Lui se définit comme un « travailleur de la culture » et plaide, comme ses collègues, pour avoir a minima les « mêmes acquis sociaux que les intermittents du spectacle », à savoir « obtenir un salaire continu pour un travail discontinu ». Car c’est bien là l’un des principaux problèmes. La reconnaissance du temps de travail n’est pas prise en compte. Or, concernant la retraite de base, les artistes sont rattachés au régime général des salariés.

« Pour obtenir un trimestre, il faut que je travaille quatre années », calcule ironiquement Agathe. « Si je travaille à taux plein dès aujourd’hui, ce qui est impossible comme vous l’aurez compris, je serai en retraite à 74 ans », observe Vincent. Et de lâcher, résigné : « Je ne serai jamais à la retraite. »

« A moins d’avoir beaucoup de commandes, on ne peut pas avoir de retraite quand on est artiste », rebondit Jérôme, 40 ans, plasticien et performeur, diplômé de l’école Émile Cohl. Pour compléter ses maigres revenus et « s’en sortir », lui a fait le choix d’animer des conférences, des workshops et de se tourner vers l’enseignement. « Une dizaine d’heures par semaine » mais ça reste « précaire », constate-t-il à son tour. « Si tu ne gagnes pas assez d’argent, tu ne peux pas cotiser à une caisse de retraite complémentaire », résume-t-il pour souligner la complexité de la situation. En 2022, le seuil de 9.513 euros a été fixé pour être rattaché à l’Ircec. Lui ne les a pas. « Il faudrait que nous soyons affiliés au régime des intermittents », insiste-t-il. Comme l’est John, contrebassiste de 43 ans.

« On ne va demander à un footballeur de jouer jusqu’à 64 ans »

« Je suis le moins à plaindre », analyse celui qui a commencé à pratiquer dès l’âge de 9 ans. Mais aujourd’hui, son corps est « dans le rouge physiquement », du fait du poids de l’instrument et des positions qu’il doit adopter pour en jouer. Difficile de continuer jusqu’à 64 ans. « On ne va demander à un danseur étoile de poursuivre sa carrière jusqu’à 60 ans, ni à un footballeur de jouer jusqu’à 64 ans. On le sait tous, au bout d’un certain nombre d’années, les corps sont cramés. Cette règle vaut aussi pour beaucoup de praticiens et d’artistes », relève-t-il.

« A l’âge d’or des intermittents du spectacle, les cachets pouvaient s’élever à 400 euros par prestation. Aujourd’hui, c’est 100 euros en moyenne. Du coup, les gens ne s’arrêtent pas car la perte de revenus est bien trop sèche. Mais à un moment, le corps ne peut vraiment plus suivre », développe John, avant de pointer « l’absurdité » de la réforme des retraites.

« Tout cela relève de choix politiques, estime-t-il. Les recettes sur lesquelles le gouvernement comptait en faisant des cadeaux aux grandes entreprises du CAC40 ne sont pas à la hauteur, alors on fait travailler les prolos plus longtemps. Tout ça n’a pas de sens, tout ça n’a pas lieu d’être… » Déterminé, le collectif affirme qu’il continuera ses actions « tant que le gouvernement ne reculera pas ».