France

Réforme des retraites : Nassés, arrêtés puis placés 20 heures en garde à vue… Trois manifestants racontent

Aesa, 23 ans, ne s’est même pas posé la question. « C’est une évidence pour moi de manifester ce jeudi contre la réforme des retraites, et ce qu’il s’est passé ce week-end n’y changera rien », insiste l’étudiante en histoire à Sciences Po. Dimanche, elle s’est rendue avec sa colocataire dans le quartier des Halles, au cœur de Paris, pour dénoncer le passage en force du gouvernement. Arrivées vers 20 heures, les deux jeunes femmes constatent que des manifestants sont déjà nassés – c’est-à-dire pris en étau par des forces de l’ordre – dans la rue Montorgueil et décident donc d’emprunter des rues adjacentes.

Mais quelques instants après s’être engagées dans la rue Marie Stuart, elles se retrouvent à leur tour encerclées par une vingtaine de CRS. Les deux étudiantes peinent à comprendre : il n’y a sur place qu’une dizaine de manifestants qui marchent calmement. Une vidéo que nous avons pu consulter en atteste. « Les policiers nous ont poussés à avancer vers le bout de la rue, où il y avait une quarantaine d’autres manifestants. » Selon son récit, l’ambiance est très calme, presque festive. Les manifestants chantent l’Internationale, la Marseillaise. A aucun moment, Aesa n’assiste à des feux de poubelles ou des jets de projectiles.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’au bout d’une petite heure, lorsque des policiers les font sortir de la nasse avec sa coloc’, l’une comme l’autre pensent simplement qu’elles sont libérées. « Ils ont fait sortir toutes les femmes, soit une douzaine, se remémore-t-elle. Naïvement, je pensais qu’ils nous escortaient pour nous faire sortir de la manifestation. » Elle le confie sans détour : elle n’a que trois ou quatre manifs au compteur, exclusivement contre la réforme des retraites. Mais les policiers les font monter dans un fourgon. « On ne me dit pas que c’est pour une garde à vue, on me laisse juste comprendre que c’est pour un contrôle d’identité, que ce sera rapide », insiste-t-elle.

« Ils nous ont fait asseoir pour relever nos identités »

Elisa non plus n’a pas compris tout de suite qu’elle venait d’être interpellée. Cette étudiante en biologie de 18 ans a été arrêtée, lundi soir, également dans le quartier des Halles alors qu’elle manifestait avec une amie, mineure. Toutes deux ont été prises dans une nasse avec environ 80 personnes. « Ils nous ont fait asseoir pour relever nos identités, puis un bus de police est arrivé. » Après près de trois heures, son amie est relâchée, mais elle est emmenée au commissariat du 1er arrondissement de Paris, sans qu’elle sache précisément pourquoi. « On nous a juste dit que ça allait durer quatre heures. A aucun moment je me dis qu’on allait me mettre en garde à vue : je n’ai rien fait, même pas touché une poubelle et il venait de relâcher mon amie alors qu’on était ensemble tout du long. »

Elisa et Aesa passeront pourtant près de 20 heures en garde à vue. Et elles ne sont pas les seules. Lors des trois premières soirées de manifestations sauvages qui ont suivi l’utilisation de l’article 49.3, 425 personnes ont été placées en garde à vue, mais seules 52 ont été poursuivies. Les autres ont été libérées sans qu’aucune charge ne soit retenue contre elles. Avocats et magistrats ont dénoncé ces interpellations arbitraires qui visent, selon eux, à dissuader les opposants à la réforme de battre le pavé. « Un policier nous a dit qu’ils interpellaient très large en espérant trouver des gens qui ont des choses sur eux », note Elisa. La fouille de son sac, le lundi soir, n’a pas accéléré la procédure : elle n’est ressortie – libre – que le mardi à 18 heures. « Je n’étais pas très angoissée car je savais que je n’avais rien fait, mais c’est assez impressionnant… »

Aesa aussi a passé la nuit dans la cellule avec les onze autres femmes interpellées avec elle. « Rétrospectivement, j’ai vraiment le sentiment qu’ils avaient un fourgon de douze places et qu’ils voulaient le remplir, tout simplement », confie l’étudiante. Au commissariat, même les policiers s’étonnent de leur présence. « Ils nous disaient : « vous êtes là pour rien, vous nous faites perdre du temps et vous en perdez aussi ». Je me souviens que l’un d’eux disait qu’il avait l’impression de faire des PV à la « minority report « . Elle sera libérée pour « absence d’infraction. »

« Dès qu’on baissait la tête, ils nous donnaient un coup »

Si les deux jeunes femmes affirment ne pas avoir été violentées physiquement, ce n’est pas le cas de Paul, 22 ans. Samedi soir, l’étudiant se trouvait sur la place d’Italie, dans le sud de la capitale. Après une après-midi à manifester, il s’apprêtait à rejoindre des amis pour dîner lorsqu’il a été nassé par la Brav-M, la si décriée brigade à moto de la préfecture de police. Il raconte avoir reçu plusieurs coups de matraque alors que les policiers enjoignaient aux manifestants de se coucher au sol, les mains sur la tête. « Au bout d’un moment, quand ils ont relevé nos identités, on a eu le droit de s’asseoir en tailleur ou à genoux mais toujours avec les mains sur la tête. Dès qu’on les baissait, ils nous donnaient un coup », insiste-t-il.

Il sera emmené au commissariat près de deux heures plus tard. Lui pense qu’il va écoper d’une simple amende mais sur place, il se retrouve en caleçon pour une fouille puis dans une cellule bondée. Il attendra près de deux heures pour obtenir un gobelet d’eau et le droit d’aller aux toilettes. A 2h30 du matin, tous les manifestants interpellés ce soir-là sont menottés et emmenés vers un autre commissariat. « Les policiers se moquaient de nous, tout y passait, même le physique. Ils s’en sont notamment pris à un adolescent embarqué alors qu’il sortait du KFC. » Sur les conseils de son avocate, il garde le silence lors de son audition. « L’officier de police judiciaire me mettait la pression, me disait qu’on avait déjà déféré des gens pour moins que cela. » Il sera finalement libéré sans qu’aucune charge ne soit contre lui, le lendemain, à 17 heures.