France

Que s’est-il passé en 1942 à Beaune-la-Rolande ? Un documentaire revient sur le rôle de la France dans la déportation

Quand on arpente les rues de Beaune-la-Rolande, rien – ou presque – ne laisse transparaître le drame qui s’est tenu dans cette petite commune du Loiret il y a quatre-vingts ans. Sans le monument commémoratif érigé à l’une des entrées du village, difficile de deviner que plusieurs milliers de personnes juives, dont de nombreux enfants, y ont été internées avant d’être envoyées vers les camps de la mort.

« On n’oubliera pas Beaune-la-Rolande 1942 », c’est le titre du documentaire poignant réalisé par Jean Barat, diffusé ce lundi à 23h10 sur France 3. Le documentariste est allé à la rencontre des habitants, élus locaux, militants, mais aussi des témoins de cette époque, afin de retracer ce passé parfois méconnu ou oublié.

« Le crime dans le crime »

Beaune-la-Rolande, et la ville de Pithiviers à 20 km de distance, ont accueilli les premiers camps d’internement de Juifs en zone occupée, sous l’autorité de la préfecture du Loiret. 16.000 juifs, dont 4.700 enfants, y ont été internés entre 1941 et 1943, dans des conditions de vie effroyables, sous la surveillance de gendarmes et douaniers français, avant d’être déportés. Huit convois sont partis directement du Loiret vers Auschwitz-Birkenau, rappelle le Cercil, centre d’histoire et de mémoire à Orléans.

Dans un premier temps destiné aux prisonniers de guerre, ce sont ensuite des hommes juifs étrangers, raflés lors de la rafle du « Billet vert », qui sont envoyés dans le camp de Beaune-la-Rolande en mai 1941. Après leur déportation, arrivent les victimes de la rafle du Vél’ d’Hiv à l’été 1942, principalement des femmes et des enfants qui seront séparés de leurs parents avec une violence inouïe.

« C’est le crime dans le crime. Après cela, les enfants étaient abandonnés à leur sort, malades, dans des conditions épouvantables. Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet, je ne savais pas qu’on mettrait l’accent autant sur la séparation des mères et des enfants. Mais c’est ce qui nous a happés. C’est vraiment l’épicentre », explique Jean Barat.

Des regards croisés

A Beaune-la-Rolande, quelques habitants assistent à ces scènes d’horreur, dont une petite fille du village, Sylviane Masson, 12 ans à l’époque. L’une des fenêtres de la maison de ses grands-parents donne sur le camp. « Les cris, je les entends encore », se souvient cette femme désormais nonagénaire, submergée par les larmes.

C’est la toute première personne que rencontre, en 2022, Jean Barat, auteur de plusieurs documentaires sur le sujet, dont Je reviendrai, sur la vie de Zysman Wenig, rescapé des camps de concentration et d’extermination nazis. Dans le film sur Beaune-la-Rolande, apparaît aussi Michel Masson, le fils de Sylviane, l’actuel maire de la commune et soucieux de la mémoire de son village. S’expriment également des habitants, des enseignants ou encore Hélène Mouchard-Zay, fondatrice du Cercil, dont l’établissement orléanais abrite désormais l’un des anciens baraquements de ce camp. Car à Beaune-la-Rolande, plus rien ne subsiste de cette sombre époque.

Dans la mémoire des survivants qui témoignent dans le documentaire, les souvenirs sont toujours aussi vifs. Il y a notamment Rachel Jedinak, rescapée de la rafle du Vél’ d’Hiv ou encore Joseph Weismann, l’un des rares enfants survivants de Beaune-la-Rolande. Il raconte son histoire dans le livre Après la rafle (Les Arènes) mais aussi régulièrement dans des écoles.

Les voix de Michel et Annette Muller, internés à Beaune-la-Rolande et séparés de leur mère, résonnent aussi à travers des images d’archives.

« Ce qui m’intéressait, c’était de croiser ces regards et laisser le temps aux téléspectateurs de réfléchir à cette conscience individuelle et collective, entre l’impuissance qu’on pourrait avoir face à un drame pareil et cette nécessité d’agir », précise le documentariste Jean Barat.

« C’est une mémoire douloureuse »

« On n’oubliera pas Beaune-la-Rolande 1942 » se penche sur le nécessaire devoir de mémoire et l’empreinte de ce passé dans notre présent. En particulier dans cette commune du Loiret où le sujet reste sensible. Certains se battent sans cesse pour que ce drame ne tombe pas dans l’oubli. Du côté du Lycée du Végétal, construis à l’endroit même où se tenait le camp d’internement, transmettre cette mémoire fait partie intégrante du travail pédagogique.

Il y a aussi des habitants qui supportent difficilement le poids de ce passé et qui aimeraient pouvoir définitivement tourner la page. Un tabou persiste-t-il à l’échelle locale ? Jean Barat préfère évoquer une « gêne ». « C’est une mémoire douloureuse, difficile et il y a besoin d’explications », analyse-t-il.

Dans le Loiret et plus largement dans toute la France, il faudra attendre le début des années 1990 avant que ne ressurgisse cette histoire occultée. Notamment avec l’article « Un crime oublié » paru dans « L’Express » en 1990, écrit par le journaliste Eric Conan. Il publiera ensuite le livre Sans oublier les enfants – Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande (19 juillet-16 septembre 1942) (Grasset). Invité dans l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot, ses révélations provoquent un véritable retentissement médiatique et une prise de conscience.

« C’est l’histoire française de la déportation »

Au cœur de ce malaise national, l’histoire insoutenable de la séparation des mères et des enfants. « Ils sont privés de leurs parents. Ils partent dans une détresse physique et psychologique absolue pour finir dans des chambres à gaz. Il n’y a eu ça nulle part ailleurs en Europe de l’Ouest. Ça, c’est l’immensité du crime, son absolue singularité », souligne Laurent Joly, historien, directeur de recherche au CNRS et coauteur de ce film sur France 3.

Dans cette histoire se trouve aussi le sujet de l’implication des autorités françaises et de « l’engrenage criminel » que décrit Laurent Joly dans La Rafle du Vél’ d’Hiv. Paris, juillet 1942 (Grasset).

« C’est l’histoire française de la déportation. Comme le dit Hélène Mouchard-Zay à la fin du film, le génocide commence ici », souligne le documentariste Jean Barat.

Les souvenirs et témoignages précieux des survivants, les combats de certaines personnes et institutions permettent de ne pas oublier Beaune-la-Rolande 1942. Cependant, des bribes manquent toujours à cette histoire, comme l’identité de nombre de ces enfants internés, des victimes sans nom et sans visage.

Des questions persistent aussi, notamment sur la manière de transmettre au mieux cette histoire auprès des générations futures. « On a encore des interrogations sur ce qu’il faut faire pour être à la hauteur de cette mémoire, mais c’est mieux que le silence ou le déni », estime l’historien Laurent Joly, qui vient de faire paraître Le Savoir des victimes. Comment on a écrit l’histoire de Vichy et du génocide des juifs de 1945 à nos jours (Grasset).