France

Produite à la pleine lune ou issue de la roche volcanique, l’eau de luxe n’a rien de merveilleux

Dans les rayons de la très chic Grande Epicerie de Paris, dans le 7e arrondissement, un étalage détonne au milieu des produits de luxe. Les eaux minérales sont désormais présentées avec goût sur les étagères de l’épicerie fine. Plus grand public, les supermarchés eux aussi se sont attaqués à ce nouveau marché qui semble prospérer ces dernières années. Dans les rayons, l’eau est désormais devenue un objet de luxe, à l’image d’un sac ou d’une montre.

Même constat sur Internet où des sites se sont spécialisés dans ce micromarché, comme Watershop qui propose le « plus grand choix d’eaux de luxe au monde ». Pour des bouteilles individuelles, les prix varient entre 3 et 7 euros pour la plupart. Mais certaines atteindront de plus hauts sommets, à l’instar de la bouteille de 75 cl de Svalbardi, vendue à 56,87 euros. « L’eau la plus septentrionale du monde, une des plus exclusives, en tout cas l’une des plus rare et des plus pure. L’eau est issue de la glace millénaire (jusqu’à 4.000 ans !) détachée des icebergs du Grand Nord », promet le vendeur.

L’importance du contenant

D’autres bouteilles encore vendent toutes sortes de bienfaits. La Sip Sap – « l’eau de bouleau bio extraite au printemps directement depuis le tronc des arbres en pleine forêt » – garantie une boisson riche en vitamines et minéraux, quand la Black Détox Water à base charbon actif se veut « très bonne pour la digestion, pour la peau, les cheveux et encore plein d’autres vertus reconnues ». Le packaging est lui aussi est très étudié, on ne vend pas seulement de l’eau, mais des bouteilles avec des formes géométriques aux matériaux toujours étudiés.

Alexis Durand est « water sommelier » pour le site Watershop et pour lui l’eau minérale a son importance, car elle est avant tout « 100 % naturelle ». « Il est interdit d’y toucher. Telle qu’elle est dans la nature, elle se retrouve en bouteille, à l’exception près d’une filtration pour les microparticules éventuelles. C’est pour cela qu’on dit « pure ». Toutes les eaux de source ou minérales naturelles sont puisées et embouteillées à la source et sont toutes uniques, avec plus ou moins de minéraux, plus ou moins de goûts, de fraîcheur, d’appétence gustative. » Vous l’aurez deviné, Alexis Durand s’oppose ici à l’eau du robinet qui contiendrait « des polluants et des cocktails chimiques jamais étudiés ».

Mais pour le « water sommelier », l’expression « eau de luxe » n’est pas justifiée. « Nous parlons d’eaux « premium » ou « bien être » car il s’agit avant tout de notre santé », décrit-il. En réalité, pour lui, il faudrait varier son choix d’eau. « Il ne vient à l’idée de personne de manger un repas unique tous les jours. Avec les eaux, c’est pareil ».

« Une eau du robinet assez extraordinaire »

Mais la réappropriation de cette ressource par l’industrie n’est-elle pas un peu la goutte d’eau qui fait déborder le vase ? En effet, en France, l’eau potable est accessible en permanence et il semble aujourd’hui démesuré de transformer cette ressource en un bien de luxe. « Nous avons la chance d’avoir une eau du robinet et de bonne qualité et contrôlée. Nous pouvons la boire sans risque sanitaire et elle permet de répondre aux besoins essentiels », rassure Agathe Euzen, chercheuse et responsable de la cellule eau au CNRS et autrice de Tout savoir sur l’eau du robinet.

Alors certes parfois, l’eau peut avoir des goûts changeants, à l’instar de la région parisienne où le calcaire prend parfois le dessus. « L’eau est spécifique aux milieux qu’elle traverse. Selon les régions, sa qualité et sa composition sont donc variables », affirme Agathe Euzen. Avant de tempérer : « Mais même si nous l’aimons moins, cela ne signifie pas qu’elle ne répond pas aux normes de potabilité. L’eau du robinet est tout à fait consommable en France métropolitaine. »

Rendre rare le plus accessible

Qui plus est, commercialiser l’eau et lui donner une valeur « de luxe » lui fait perdre son premier intérêt : sa grande accessibilité à tous et à prix très bas. D’après le site Selectra, « en moyenne, le prix de l’eau est estimé à 4,3 euros le m3 au 1er janvier 2021, soit 2,11 euros le m3 pour l’eau potable et 2,19 euros le m3 pour l’assainissement ». « Difficile de comparer avec les eaux en bouteilles dont certaines sont vendues à des prix très élevés », souligne Agathe Euzen.

Pour justifier le prix, la plupart des eaux de luxe jouent sur le contenant, comme l’eau Icelandic qui sculpte les roches d’un volcan sur sa bouteille. « La bouteille en elle-même véhicule une valeur sociale à laquelle on peut assez facilement accéder de façon occasionnelle », imagine Agathe Euzen. Au-delà du contenant, le contenu aussi se rend indispensable à nos quotidiens. On nous offre des eaux riches et pures venant de contrées lointaines « Il y a plus de 5.000 ans, longtemps avant que les premiers humains n’aient atteint l’Islande lointaine, une éruption volcanique massive a créé son propre système de filtration naturel », promet la bouteille islandaise sur son emballage. L’eau Pineo vend de son côté une mise en bouteille « à la pleine lune ».

Désormais, l’eau est sacrée et cherche à se différencier de l’eau du robinet. « Il y a un contraste avec ces milieux urbains plus éloignés de la nature et de ce qu’elle représente. C’est une façon pour que chacun se projette dans une forme de purification du fait de boire cette eau qui vient de cet espace immaculé. La dimension symbolique est très forte et montre l’importance des valeurs que véhicule cet élément vital à tous les niveaux », analyse la chercheuse Agathe Euzen.

L’eau comme médicament

Mais peut-on vraiment estimer que l’eau pure et minérale est meilleure pour la santé ? L’aspect marketing joue également sur l’historique de ces eaux médicinales, vendues auparavant en pharmacie. « Il y avait une propriété très spécifique qui répondait à un soin. D’une certaine façon, avec la mise en avant des propriétés de certaines eaux cela permet à chacun de choisir ce dont il a besoin. On revient à cette forme de valorisation de la composition de l’eau pour prendre soin de sa santé, c’est le rôle des eaux médicinales et thermales », souligne Agathe Euzen. C’est ce que confirme de son côté le « water sommelier » Alexis Durand : « L’eau est le premier médicament du corps humain. Notre corps comprend les eaux naturelles, comme il accepte les vitamines et minéraux des aliments « sains », naturels. »

Toutefois, alors que certaines eaux de luxe vendent leur richesse en magnésium, en calcium, sodium et autres minéraux, la surdose peut s’avérer néfaste pour la santé. « Les eaux minérales de par leur composition minérale – ce qui les caractérise – ne répondent pas nécessairement aux normes de potabilité, comme le sont les eaux de source ou du robinet », indique la chercheuse. Difficile également de ne pas voir l’empreinte écologique de ces eaux qui sont exportées de très loin et mises en bouteille, contrairement à l’eau du robinet.