Procès Le Scouarnec : « Un cataclysme »… Comment un coup de fil des gendarmes a plongé les victimes dans l’horreur

A la cour criminelle du Morbihan, à Vannes,
« Une déflagration », « une chape de plomb qui nous tombe sur la tête », « un cataclysme »… Depuis jeudi, les victimes de Joël Le Scouarnec appelées à la barre racontent toutes comment leur vie s’est brisée entre 2018 et 2019. Quelques mois plus tôt, au printemps 2017, le pire pédocriminel jamais jugé en France avait été interpellé à Jonzac (Charente-Maritime) après le témoignage d’une petite voisine de 6 ans l’accusant de viol. En perquisitionnant son domicile, les gendarmes ne pouvaient alors imaginer l’horreur dans laquelle ils allaient plonger.
Dans ses carnets noirs stockés sur des disques durs, l’ex-chirurgien consignait dans le moindre détail tous les viols et agressions sexuelles qu’il avait fait subir pendant près de trente ans au moins à plus de 300 patients, presque tous mineurs. Avec écrit noir sur blanc le nom, l’âge et l’adresse de ses victimes. Commence alors une enquête « hors norme » qui a posé un « débat éthique », reconnaît le colonel Cyrille Martin, qui dirigeait alors la section de recherche de gendarmerie de Poitiers. Car étant donné leur âge au moment des faits, la grande majorité des victimes de Joël Le Scouarnec n’ont aucun souvenir des atrocités que le monstre à blouse blanche leur a fait subir quand elles étaient hospitalisées.
Dire ou non la vérité à des victimes sans souvenirs
« En effet, c’est très rare de prévenir des personnes qu’elles sont victimes de choses qu’elles ignorent », souligne Aude Buresi, la présidente de la cour criminelle du Morbihan qui juge depuis le 25 février l’ancien chirurgien de 74 ans. Les enquêteurs se retrouvent alors confrontés à un insupportable dilemme. « Est-ce qu’on ne va pas engendrer plus de traumatismes à des victimes qui n’avaient pas de souvenirs ? Est-ce que ça n’avait pas plus de préjudice que de ne rien dire ? Bien sûr, on s’est posé la question », se souvient le colonel Martin.
Pendant plusieurs mois, une cellule dédiée a alors tenté de retrouver la trace des personnes derrière les noms inscrits sur les carnets noirs de Joël Le Scouarnec. Avant de les contacter par un simple coup de téléphone ou une simple convocation. « Quand les gendarmes m’ont appelée, ils n’ont pas voulu au départ me dire pourquoi, ils m’ont simplement conseillé de venir accompagnée, raconte Nathalie*. Je n’avais aucune idée de ce qu’on me voulait, j’ai pensé à tous les scénarios possibles. » Une autre raconte que les gendarmes lui ont demandé au téléphone si elle connaissait le nom de Joël Le Scouarnec et si elle avait été opérée de l’appendicite dans les années 1990.
« Je n’avais plus envie de vivre »
Le voile de mystère se dissipe et toutes les victimes découvrent alors avec fracas que leur nom figure dans les carnets. Et qu’elles ont donc été abusées sexuellement par le docteur qui les avait opérées. En découvrant la teneur des écrits, Nathalie est « dévastée. » « Je suis restée quarante-huit heures dans mon lit sans pouvoir en sortir ni m’occuper ma fille », raconte-t-elle, la gorge nouée. Même effroi chez Sandra* quand elle apprend son viol. « La première réaction que j’ai eue, c’est que je me suis sentie sale, j’étais dégoûtée, choquée, se souvient-elle péniblement. Je me disais que ce n’était pas possible et que je devais forcément m’en souvenir. Et aujourd’hui encore je ne comprends pas pourquoi je ne m’en souviens pas. »
Pour Séverine, violée à plusieurs reprises quand elle avait 10 ans, tout son mal-être enfoui pendant des années a éclaté au grand jour en sortant de la gendarmerie en 2019. « J’ai vite compris, trop vite, confie-t-elle à la cour. Je me retrouve dans ma voiture et je pleure, je hurle. » S’ensuit une longue descente aux enfers pour cette quadragénaire, « brisée », qui perd toute joie de vivre et passe six mois en hôpital psychiatrique. « Je n’avais plus envie de vivre », lâche-t-elle dans un sanglot. « Auriez-vous préféré ne jamais savoir ? », l’interroge la présidente de la cour. « Cela engendre tellement de souffrance qu’on aurait voulu ne pas savoir, oui. Mais c’est notre histoire donc on a besoin de la connaître, on a besoin de savoir », répond-elle.
« Aucune méthode n’aurait été la bonne »
Durant la première semaine des débats, les avocats des parties civiles ont d’ailleurs pointé la manière très brutale dont de nombreuses victimes ont appris les actes horribles du chirurgien sur leur petit corps. « Certaines ont été forcées d’entendre la lecture des carnets, a déploré Maître Louise Aubret-Lebas. C’est extrêmement traumatisant. » Ce dont témoigne Nathalie, qui exerce comme chirurgien. « Je sais qu’il n’y a pas de bonne façon d’annoncer l’innommable. Mais dans mon métier, on apprend à annoncer à quelqu’un qu’il va mourir avec des mots choisis pour chacun. Et j’imagine que c’est pareil pour les gendarmes », souligne-t-elle à la barre. Elle regrette « a posteriori » que les enquêteurs en poste ce jour-là ne lui aient pas lu les extraits la concernant, qu’elle recevra quelques jours plus tard par La Poste.
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« Étant donné le nombre de victimes, faire venir un psychologue à chaque audition, cela aurait été difficile », estime aujourd’hui le colonel Cyrille Martin, avant de concéder des lacunes. « On n’a pas fait assez, reconnaît-il. Mais dans une enquête comme ça, aucune méthode n’aurait été la bonne. »