France

Procès Le Scouarnec : Jugé pour 299 viols et agressions sexuelles, le médecin aurait-il pu être arrêté plus tôt ?

Le 25 avril 2017, lorsque la mère de la petite K., 6 ans, a poussé la porte de la gendarmerie de Jonzac, en Charente-Maritime, pouvait-elle imaginer qu’elle s’apprêtait à lever le voile sur la plus vaste affaire de pédophilie que la France ait connu ? La veille, sa fille lui a confié que leur voisin s’était masturbé devant elle et était parvenu à lui baisser sa culotte. L’homme en question, le Dr Joël Le Scouarnec, un chirurgien alors âgé de 67 ans, est placé en garde à vue. Entre-temps, la fillette précise aux enquêteurs qu’il a introduit un doigt dans son vagin. Le médecin reconnaît s’être exhibé mais nie le viol. Y compris devant la cour d’assises, qui le condamnera malgré tout en 2020 à quinze ans de réclusion criminelle.

Cinq ans plus tard, l’homme est de retour sur le banc des accusés. Car les investigations menées dans ce dossier ont débouché sur une affaire tentaculaire : Joël Le Scouarnec est jugé à compter de ce lundi pour 299 viols et agressions sexuelles aggravées commis entre 1989 et 2014. Sur ses disques durs, les gendarmes ont découvert de vertigineuses listes répertoriant des noms de patients – mineurs, pour l’immense majorité – et des descriptions de sévices sexuelles. Ils ont également mis la main sur des milliers de pages racontant en détail des viols et agressions sexuelles, au bloc ou dans des chambres d’hôpital, sous couvert de gestes médicaux. S’il nie ou minimise la majorité d’entre eux, il reconnaît une vie marquée par ses pulsions pédophiles. « Je ne me refusais rien », confiera-t-il en audition.

Une première alerte du FBI en 2004

Comment un chirurgien qui exerce à l’hôpital, donc au sein d’un collectif, a-t-il pu agir pendant plus de trois décennies sans être inquiété ? Une enquête distincte, contre X, du chef de non-empêchement de crime ou délit, a été ouverte après les plaintes de deux associations de protection de l’enfance, précise le parquet de Lorient. Les investigations sont toujours en cours.

La question est d’autant plus entêtante que le Dr Le Scouarnec n’était pas un inconnu de la justice. En janvier 2004, le FBI transmet aux autorités une liste de Français qui se sont connectés à un site pédopornographique basé aux Etats-Unis. Le 9 décembre de la même année, le chirurgien est convoqué par les gendarmes. Il ne nie pas les faits mais les minimise. Oui, il s’est bien connecté à ce site – comment nier ? Sa carte bancaire a laissé une empreinte – mais seulement trois fois, jure-t-il, précisant qu’il était dans un moment de détresse personnelle, liée à sa séparation. Sa femme et mère de leurs trois enfants, rencontrée au cours de ses études, a quitté le domicile familial quelques mois auparavant.

Les investigations sont sommaires. Une perquisition est menée à son domicile mais pas à son bureau, où se trouvent ses disques durs. « Le seul fait qu’il ait été convoqué lui a permis de cacher des éléments de preuves, notamment son matériel informatique. Si les gendarmes avaient débarqué chez lui à 6 heures du matin, l’affaire qui nous occupe n’aurait peut-être pas pris une telle ampleur », déplore Me Frédéric Benoist, l’avocat de l’association La Voix de l’Enfant.

Une condamnation à quatre mois de prison avec sursis

En novembre 2005, il est condamné à quatre mois de prison avec sursis. Mais le tribunal ne prononce aucune obligation de soins, ne prend aucune mesure pour l’éloigner des mineurs. Le jugement précise que Joël Le Scouarnec n’est pas « dans une stratégie de dissimulation » et mentionne « l’absence de renouvellement de son comportement ».

Un comble lorsqu’on sait que sur les 299 viols et agressions sexuelles pour lesquels il est renvoyé ce lundi, une quinzaine a eu lieu entre sa mise en examen et sa condamnation, une quarantaine après celle-ci. « Cette condamnation aurait dû être une alerte, s’étrangle Jean-Christophe Boyer, qui représente l’association L’Enfant Bleu. Le fait qu’il n’y ait aucune mesure prise, aucune vigilance alors même qu’il opère de nombreux enfants est incompréhensible. »

« Pourquoi je n’ose plus faire comme avant ? »

Trois semaines après sa condamnation, en décembre 2005, un nouveau nom vient s’ajouter sur les sinistres listings de Joël Le Scouarnec, celui d’une petite fille de 10 ans. Dans ses carnets, le praticien confie avoir le sentiment d’être surveillé. « Pourquoi est-ce que je n’ose plus faire comme avant, à l’époque où je passais du temps à branler les petits garçons jusqu’à ce qu’ils bandent entre mes doigts ? », se désole-t-il, en mars 2006, alors qu’il vient tout juste d’abuser d’un petit garçon.

Dans les faits, pourtant, l’hôpital n’a pas encore été avisé de sa condamnation. Le parquet mettra près d’un an pour transmettre cette information. Le chirurgien est même titularisé en tant que praticien hospitalier (il travaillait auparavant dans le privé). Pour obtenir ce titre, un extrait de casier judiciaire est nécessaire : la demande est faite en avril 2006, soit six mois après sa condamnation, mais celui-ci apparaît vierge. En cause : un retard dans la mise à jour. « Est-ce que si le jugement avait été notifié rapidement, comme cela aurait dû être le cas, le traitement aurait été différent ? », interroge Me Frédéric Benoist. Et d’insister : « Ce délai a donné le sentiment d’une sanction mineure. »

Des alertes sans effet

A cette époque pourtant, à l’hôpital de Quimperlé, où Joël Le Scouarnec exerce, le chef du service psychiatrie commence à avoir des soupçons. Il s’étonne que ce praticien si discret prenne la défense d’un collègue accusé de viols, s’inquiète d’une opération anormalement longue sur un enfant suivie de propos suggestifs. Il rédige une note au directeur de l’établissement. L’alerte reste sans effet. Les différentes instances – la DDAS, la direction hospitalière et de l’organisation des soins – n’engagent pas de procédure. Est-ce parce que le directeur de l’établissement l’a dépeint comme un « praticien sérieux et compétent » ? Interrogé en 2017, le directeur de l’époque de la DDASS justifiera l’absence de mesures par la sanction « judiciaire mineure ».

En décembre 2006, le conseil départemental de l’ordre des médecins se réunit et estime – par dix-huit voix sur dix-neuf – que cette condamnation n’est pas une faute déontologique. La dix-neuvième voix est un vote blanc… Le dossier remonte même au ministère. Une note blanche datant de 2007 a été retrouvée : elle suggère une plainte devant le conseil national de l’ordre des médecins. Une proposition jamais appliquée.

Un prolongement de sa carrière au-delà de sa retraite

Pendant ce temps, la carrière du Dr Le Scouarnec se poursuit. Et les noms de jeunes patients continuent de noircir ses carnets. Finalement, en 2008, il quitte la Bretagne pour la Charente. Direction Jonzac. Quatre mois après sa titularisation, il informe la directrice de l’établissement de sa condamnation… qui ne juge pas « nécessaire » de prendre des mesures, car sa condamnation ne fait pas état « d’agression physique ».

En 2015, Joël Le Scouarnec aurait dû prendre sa retraite mais il demande au conseil de l’Ordre des médecins un prolongement d’activité. Accordé. « En raison de l’excellent travail fourni par l’intéressé », précise l’avis. Certes, à partir de 2008, les violences sexuelles commises à l’encontre de ses patients décroissent. Plus aucune n’est enregistrée après 2014. Mais Joël Le Scouarnec exercera ses fonctions jusqu’en 2017. Jusqu’aux accusations de viol émis par sa petite voisine. « On ne peut pas dire qu’on aurait pu éviter ce qu’on ignorait en 2005, mais si on avait encadré la pratique de ce médecin, on n’en serait peut-être pas là », insiste Me Jean-Christophe Boyer.